INTERVIEW DE MDC
PAR LE POETE ET JOURNALISTE HASSAN EL OUAZZANI
revue
artistique du Koweit
"Al Founou" ("Les Arts") - avril 2003 -
TRADUCTION
1 -
Si tu avais à présenter une autobiographie artistique,
sur quoi mettrais-tu l'accent ?
2 -
Ton apprentissage de la peinture est autodidacte.
Comment es-tu « venu » à la peinture ?
3 -
Ton travail se répartit sur différentes approches picturales
: abstrait, minimalisme, expressionnisme, surréalisme..
Où te trouves-tu ?
4 -
Tu poursuis, depuis 1991, tes recherches à travers le courant
artistique « Rectoversion ».
Comment définis-tu les grandes spécificités de
ce courant ?
5 -
La «Rectoversion» tend à mettre en cause la notion
de «tableau».
Est-elle un prolongement de ton travail au niveau de la sculpture ?
6 -
La « Rectoversion » exiget-elle une double lecture
de « tableau » ?
7-
Tu es peintre et théoricien. Un peintre a-t-il besoin de théoriser
son travail créatif ?
Où se limite la présence de Michel De Caso, le théoricien
dans le cadre de l'opération créative ?
8 -
Ta première exposition date de 1983. Après 20 ans de pratique
créative, tu sens-tu satisfait par ton parcours artistique ?
9-
Quels sont tes rapports avec la scène artistique arabe (peinture,
sculpture..) ?
1-
Si tu avais à présenter une autobiographie artistique,
sur quoi mettrais-tu l'accent ? Hassan, tu m'as proposé cet entretien, c'est avec plaisir
que j'y participe et je t'en remercie. Une de tes phrases va servir
d'introduction à celui-ci: "L'art a toujours cette force
formidable de tisser les amitiés silencieuses les plus profondes".
Je sais que tu es un poète, j'en profiterai pour m'exprimer avec
ma tête mais aussi avec mon cur.
Si j'avais à présenter une autobiographie artistique,
je mettrai l'accent sur la nécessité du cri, de la nuit,
du lien puis de l'effacement. D'abord l'authenticité, préalable
indispensable au cri. Puis, le face à face avec soi-même,
l'expression de sa part d'ombre, la longue nuit. Ensuite, l'inspiration,
pour éviter la vanité et insuffler le lien. Enfin, la
transmission, pour s'effacer, se retirer du Je et acquérir la
connaissance du Soi.
2 -
Ton apprentissage de la peinture est autodidacte. Comment es-tu «
venu » à la peinture ? Dès l'adolescence, j'ai été attiré
par un mode de vie non conventionnel. Non que je désirais être
provocateur mais plutôt que le mode de vie standard, construit
sur la recherche de l'AVOIR et du POUVOIR ne m'attirait guère.
Cela ne m'a jamais quitté mais avec le temps, j'ai appris à
composer avec ce que l'on nomme habituellement par le terme de "réalité".
Le statut social d'artiste m'a permis d'exprimer ma singularité
tout en vivant un compromis social signifiant. Bref, pour reprendre
une expression connue, j'ai choisi la voie artistique pour donner un
sens à ma vie.
Sans doute par peur d'être "contaminé" par toute
forme d'académisme, j'ai cru bon de m'initier à la peinture
de façon autodidacte. Ce n'est que lorsque j'ai atteint une expression
suffisamment personnelle que j'ai enrichi celle-ci des autres sensibilités
et que j'ai pu m'ouvrir à l'Autre. Cela m'a sans doute préservé
des excès conceptuels et m'a permis d'exprimer une impulsion
alors vitale, qui était la nécessité et le plaisir
de peindre. Pourtant, dans les années 70-80, j'étais à
contre-courant et de nombreux artistes que je côtoyais avaient
cessé de peindre pour se consacrer à d'autres expressions
artistiques comme, par exemple, les performances.
3 -
Ton travail se répartit sur différentes approches picturales
: abstrait, minimalisme, expressionnisme, surréalisme...
Où te trouves-tu ? Si c'est par le surréalisme que je suis "rentré"
en peinture, mes premiers tableaux "présentables" furent
des tableaux abstraits. Si mon caractère s'exprime souvent par
l'expressionnisme, j'ai connu une phase picturale "minimaliste"
au début de la "Rectoversion". Aussi, je ne m'enferme
pas dans un style particulier. Ce n'est pas à moi à définir
mon style mais je peux dire qu'il n'est pas réaliste et que les
images que je mets en peinture sont des visions mentales vécues
comme autant de rêves éveillés. Mes thèmes
de prédilection sont métaphysiques et symboliques.
Je ne peux citer tous les peintres qui m'ont influencé mais voici
quelques maîtres avérés dont j'apprécie particulièrement
les uvres: Jean Van Eyck, Jérôme Bosch, Matthias
Grünewald, Albert Dürer, Paollo Ucello, Sandro Botticelli,
Leonard De Vinci, Michel-Ange, Le Titien, Le Gréco, Le Caravage,
Rembrandt, Johannes Vermeer, Francisco de Goya, William Turner, Caspar
David Friedrich, Eugène Delacroix, Vincent Van Gogh, Edvard Munch,
Vassily Kandinsky, Giorgio de Chirico, Salvador Dali, Max Ernst, René
Magritte...J'arrête volontairement ici cette liste non exhaustive
mais elle devrait déjà permettre de percevoir certaines
influences prépondérantes.
4 -
Tu poursuis, depuis1991, tes recherches à travers le courant
artistique « Rectoversion ».
Comment définis-tu les grandes spécificités de
ce courant ? Le mot "Rectoversion" doit être compris dans deux
sens. Celui du concept original et celui du mouvement.
- concept original: ce premier sens désigne le mot que
j'ai créé en 1991 pour nommer l'opération plastique
à laquelle j'avais abouti, c'est-à-dire celle qui consiste
à peindre un tableau sur ses deux faces qui ont été
au préalable percées de part en part. Il s'agit ici de
la "Rectoversion" originelle qui correspond désormais
au concept original. Quand on me demande de définir mes peintures
"rectoversées", c'est bien de cette "Rectoversion"
dont je parle. J'ai déjà écrit pas mal de textes
dessus et le manifeste théorique en est le livre: "Rectoversion,
l'issue". Tout ce qui relève de cette "Rectoversion"
n'engage que moi et ne saurait engager les autres membres du mouvement.
Le site www.rectoversion.com est à la fois mon site et le site
de cette "Rectoversion" originelle ou originale.
- le mouvement: ce deuxième sens désigne le mouvement
qui s'est créé en mars 2002 qui regroupe des artistes
et sympathisants qui se reconnaissent des convergences avec les propositions
et questionnements soulevés par la Rectoversion originale. Le
nom exact de ce mouvement est: "Rectoversion, an 10 de l'an 10.000".
Le mot "Rectoversion" fait ici référence au
concept original mais dans le sens du concept compris comme un support
servant de tremplin à d'autres approches que celle du concept
original. Le caractère initiateur et fédérateur
joué par le concept original est reconnu comme tel mais chacun
le capte à sa façon pour exprimer sa singularité.
Il n'est pas demandé aux membres du mouvement "d'adhérer"
en totalité avec les propositions de la "Rectoversion"
originelle mais nous n'acceptons pas ceux ou celles qui vivraient cette
complémentarité comme conflictuelle et qui voudraient
dénier ou feindre d'ignorer le concept original. Pour l'instant,
ce mouvement n'en est encore qu'à ses début et il vient
de connaître un important ajustement. Aussi, il est encore trop
tôt pour observer les conséquences de ce "courant".
J'en parlerai plus précisément dans quelques mois, en
fonction de ce que les membres y apporteront.
5 -
La « Rectoversion » tend à mettre en cause la notion
de « tableau ».
Est-elle un prolongement de ton travail au niveau de la sculpture ? Effectivement, elle remet en cause la notion de la peinture conçue
comme une fenêtre virtuelle dans le mur, notion essentiellement
issue de la Renaissance.
Jusqu'en 1991, mon travail artistique avait oscillé en permanence
entre peinture et sculpture. Depuis la découverte de la "Rectoversion",
les sculptures que je réalise sont réellement des sculptures
et ne renvoient plus à des peintures.
Même si une peinture "rectoversée" est placée
dans l'espace et que le spectateur peut tourner autour comme il le ferait
pour une sculpture, il s'agit bien de peinture car ses deux faces sont
plates. En outre, c'est du questionnement du "recto" puis
de la mise à jour du "verso" que la "Rectoversion"
est née. Sa problématique a été celle de
la peinture.
En revendiquant la planéité du support et en ne renonçant
pas à la mise en peinture bidimensionnelle, la "Rectoversion"
affirme sa filiation et son caractère traditionnel. Pour autant,
en s'inscrivant dans la continuité de l'aventure picturale et
en poussant le questionnement de l'endroit (recto) et de l'envers (verso)
comme jamais cela n'avait été fait jusqu'alors, elle affirme
son caractère révolutionnaire. Cette rupture dans la continuité
est une des données qui peut expliquer l'aspect visionnaire de
la "Rectoversion".
6 -
La « Rectoversion » exiget-elle une double lecture
du « tableau » ? Une peinture "rectoversée" ne fonctionne pas sur
le mode binaire mais bien ternaire. La face pleine que le spectateur
voit en est le premier élément. La deuxième face
pleine qui est de l'autre côté et que le spectateur ne
peut pas voir en même temps est le deuxième élément.
La ou les percées qui sont constituées de vide et qui
sont identiques des deux côtés sont le troisième
élément. J'ai appelé ces percées la "troisième
face".
Par sa construction ternaire, une peinture "rectoversée"
ne peut se lire ni par une vision unidirectionnelle ni par une vision
bipolaire. A la vérité, pour apprécier le mieux
une peinture "rectoversée", il est souhaitable que
le spectateur en ait une lecture "rectoversée". C'est
en ce sens que la "Rectoversion" provoque chez le spectateur
un positionnement inédit qui ne peut le laisser indifférent.
7-
Tu es peintre et théoricien. Un peintre a-t-il besoin de théoriser
son travail créatif ? Il me semble qu'il n'y a aucune obligation pour un peintre de théoriser
son travail créatif, son expression et son moyen de communication
privilégiés étant l'image et la matière
picturale. Par contre, pour ce qui me concerne, la mise en théorie
de mon travail s'est faite tout naturellement. En dehors des années
d'initiation à la peinture durant lesquelles l'apprentissage
technique puis celui de l'histoire de l'art ont tenu les rôles
majeurs, j'ai en effet ressenti la nécessité de conceptualiser
ma pratique picturale. Je citerai ici l'écrivain et ethnologue
français Michel Leiris (1901-1990) dont le propos correspond
tout à fait à ce que je crois: " Il est des peintres
qui peignent sans penser et c'est le cas de la plupart. Il en est d'autres
qui pensent avant de peindre et ceux-là vont un peu mieux. Il
en est quelques uns, enfin...qui peignent pour penser. La peinture est
leur méthode de recherche, moyen d'être en contact plus
étroit avec ce qui les entoure, façon d'atteindre à
une conscience plus aiguë des êtres et des choses et de leur
attribuer une signification."
Où se limite la présence de Michel De Caso, le théoricien
dans le cadre de l'opération créative ? J'ai commencé la peinture par un apprentissage autodidacte
et j'ai été d'abord un "manuel" de la peinture.
Je me suis jeté à corps perdu dans le monde de
la couleur, des formes et de la matière picturale. La théorie
est venue après le geste. Il en a été de même
pour la "Rectoversion": la conceptualisation s'est imposée
d'elle même et après coup. J'avais commencé à
éloigner le tableau du mur sans savoir que quelques années
plus tard, j'en arriverai à la "Rectoversion". D'ailleurs
le mot "Rectoversion", qui signifie littéralement "mise
en rotation du recto", correspondait tout à fait au processus
plastique que j'avais effectivement suivi.
8 -
Ta première exposition date de 1983. Après 20 ans de pratique
créative, tu sens-tu satisfait par ton parcours artistique ? J'ai vécu mon expérience artistique comme une quête.
Chaque époque a été comme le reflet d'un parcours
initiatique. J'ai connu une période chaotique, psychanalytique,
cathartique, spirituelle, etc...La "Rectoversion" est l'aboutissement
pictural de ce parcours individuel mais, même si la "Rectoversion"
originale est une proposition aboutie, elle peut être aussi considérée
comme un point de départ, sa deuxième naissance se matérialisant
par sa divulgation.
Mon parcours artistique a été libératoire et cela,
c'est une chance. Par contre, dire que je m'en sens satisfait serait
erroné. Depuis plus de vingt cinq ans, j'ai construit ma vie
autour de l'activité artistique. Il y a eu des hauts et des bas
et j'avoue qu'il faut faire preuve d'une abnégation et d'une
persévérance rares. Je remercie le ciel de m'avoir pourvu
de ces qualités là mais parfois, la pilule à
avaler est amère. Max Ernst disait à juste titre:
"pour un peintre, les années les plus difficiles sont
les soixantes dix premières années!" Si mon parcours artistique ne me satisfait pas, cela ne signifie
pas pour autant que j'en sois insatisfait. Il est comme il est et je
fais avec. Il ne peut en être autrement. Je suis intimement convaincu
que tout ce qui doit se réaliser finit par se réaliser
un jour et tout ce qui ne doit pas se réaliser ne se réalise
pas. Ma capacité d'intervention est sans doute bien plus limité
que je peux le croire et, souvent, tout est une question d'équilibre.
A cet égard, la recherche d'un juste milieu m'a éviter
bien des écueils.
Le grand cinéaste russe Andreï Tarkovski (1932-1986) a ainsi
exprimé le rôle de l'artiste: " L'art contemporain a fait fausse route quand il a remplacé
la quête du sens de la vie par l'affirmation de l'individualité
pour elle-même. L'individualité ne s'affirme pas par la
création artistique... L'artiste est un serviteur éternellement
redevable du don qu'il a reçu comme par miracle."
9-
Quels sont tes rapports avec la scène artistique arabe (peinture,
sculpture..) ? Parallèlement à la peinture et à la sculpture,
j'ai pratiqué la guitare et j'ai eu une véritable passion
pour le flamenco et tout spécialement pour le "canto jondo".
Les "Tarantas" ou "Seguiryas" sont les morceaux
qui m'émeuvent le plus. Or, on sait que l'influence mauresque
y est manifeste. D'une manière générale, j'aime
beaucoup la musique arabe aux dissonances et aux rythmes si subtils.
Je trouve aussi la calligraphie arabe magnifique. Il me semble que ce
qui m'attire le plus dans l'art islamique, c'est cette magnificence
de la courbe. Quant à la notion du plein et du vide qui s'exprime
largement dans la sculpture et même l'architecture arabes, notamment
au travers des décors et murs ajourés, je ressens là
beaucoup d'affinités. Les mosaïques de faïences aux
motifs géométriques abstraits et polychromes me séduisent
également beaucoup. Enfin, la finesse et l'intemporalité
de l'art égyptien déclenche chez moi une véritable
fascination.
Je n'ai pas encore beaucoup de relations avec la scène artistique
arabe contemporaine mais je serais tout à fait favorable pour
les développer.