Art contemporain :
le nœud du problème

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Sommaire du dossier
I/ Une logique médiatique portée à son paroxysme
II/ Art contemporain : le label AC
III/ Rectoversion et inversion

J'ai découvert le texte de Pierre Souchaud "La Biennale d'art contemporain de Lyon: une logique médiatique portée à son paroxysme" après avoir mis en ligne la page rectoversée n°35. Outre l'analyse convergente, j'ai été surpris d'y trouver des expressions communes ou proches. Comme quoi deux personnes, chacune à partir de leur expérience, peuvent sans se concerter se retrouver sur une longueur d'onde similaire. Quand on sait que cette longueur d'onde est niée par ceux-là même qui sont censés présenter au public les œuvres contemporaines dans leur multiplicité et diversité, on ne peut que se réjouir de telles convergences. Quand en outre, au fil des recherches personnelles, on découvre d'autres personnes qui partagent à bien des égards la même analyse, on se dit que la chape de plomb qui soutient depuis plusieurs décennies l'art contemporain commence singulièrement à céder. Aussi, j'ai pensé cohérent de placer ici, à la suite du texte de Pierre Souchaud, le texte de ma rubrique web de juin 2006 "Art contemporain: le label AC", lui-même écrit suite à la lecture du livre de Christine Sourgins "Les mirages de l'art contemporain". Enfin, le troisième volet de ce dossier est un texte d'Alexandre L'Hôpital-Navarre qui a rebondi sur la page rectoversée n°35 ; son texte s'intitule "Rectoversion et inversion".
MDC, juin 2006

La Biennale d'art contemporain de Lyon :
une logique médiatique portée à son paroxysme.

par
Pierre Souchaud
*

* Pierre Souchaud est le Directeur de la revue Artension. Il nous a autorisé à reproduire ici son texte qui, à ce jour (juin 2006), n'a pas été publié dans Artension.
visiter le site d'Artension

 

« Entreprendre d’évaluer ou de juger esthétiquement telle œuvre qui consiste à agglutiner 1500 personnes nues, ou qui nous montre un savon de Marseille de 25 tonnes, ou qui nous propose une quenelle truffée de 15 mètres de long, ou qui installe quelque part en Chine une porcherie où s’esbaudit une famille de cochons tatoués, est évidemment parfaitement vain et sans objet. Impossible en effet de dire si c’est beau ou laid... Non, tout cela n’est plus de l’ordre du bon ou du mauvais goût, du bons sens ou du mauvais sens ; tout cela échappe définitivement aux valeurs et critères esthétiques qui ont été opérants depuis que l’humanité existe et qui se voient , avec l’avènement de l’art dit “contemporain”, irrémédiablement disqualifiés. Disqualifiés désormais, la nécessité intérieure, la dimension sensible et spirituelle, le mystère poétique, la sublimation, la transcendance, comme autant d’ ingrédients irrecevables et interdisant aux œuvres de porter le label “art contemporain”. Nous entrons dans une nouvelle ère artistique, dans un champ radicalement différent, où les critères d’évaluation et de légitimation de l’art sont totalement inédits.



Quels sont donc ces nouveaux critères de la contemporanéité artistique?

Ce sont , tout simplement , ceux de l’efficacité médiatique, qui nécessitent en effet une hypertrophie de plus en plus spectaculaire de la forme au détriment du fond, du contenant au détriment du contenu, du calculé au détriment du senti, de la superficialité au détriment de l’ancrage intérieur, de l’artificiel au détriment du naturel, du mécanique au détriment du vivant. L’art contemporain n’a plus qu’un seul but : “produire de l’évènement”, au risque de “ l’overdose d’instantané” selon la formule de Régis Debray. Au risque donc de cette seule “temporalité” ( hautement revendiquée par cette Biennale de Lyon), qui exclut désormais cette intemporalité qui faisait justement l’universalité du chef-œuvre.



Quels sont les nouveaux ingrédients de l’efficacité médiatique ?

L’art, livré ainsi à son unique fonction de vecteur de communication, est pour cela vidé de sa substance première, trop lourde de vérité humaine, de sens et de vécu. L’art est retourné comme un gant et bourré, non plus de ce qui faisait sa positivité , mais de son contraire exact : un nihilisme systématique. Mise en scène spectaculaire de toutes les transgressions ou regressions imaginables dans le but d’interpeler, de provoquer , de choquer, de “pirater les codes ambiants” ( comme disent si bien les agents de cet art)... bref, de générer un maximum d’effervescence médiatique, pour enflammer communication et marketing. Le monstrueux, l’excrémentiel, la morbidité, la cruauté, les humeurs les plus basses,( “ l’immonde” dit Jean Clair ) sont les éléments de base de ce cocktail effervescent , que l’on prétend aussi “festif”. C’est une course perpétuelle au record, à l’encore-plus-performant, l’encore-plus-transgressif… gratuit bien évidemment, puisque sans créativité réelle. Esthétisation cynique de toutes les misères du monde. Consternant Grand-Guignol à prétention subversive. “ Ce n’est pas tout à fait la même chose de peindre une femme en train de pisser, comme Picasso, ou un homme en train de déféquer, comme Brueguel, ou un humain en train de se faire écorcher vif, comme David - ou l’horreur est re-présentée par un faire qui suscite l’admiration - et puis de voir un “artiste” qui littéralement vous pisse dessus pendant une de ses performances”, dit encore Jean Clair... Certes, mais journalistiquement, cette dernière façon de “créer” est infiniment plus parlante et payante. Elle s’inscrit beaucoup mieux dans une “esthétique” purement médiatique ou le catastrophisme, comme l’explique Paul Virilio, est en permanente synergie incestueuse avec le sentiment de modernité ( voir CNN payant grassement les petits incendiaires pour filmer leurs perfomances dévastatrices).

 

Quels sont les bénéficiaires immédiats de ces opérations de communication?

Affirmer, comme l’a fait Mr le Ministre de la Culture (et de la communication) au cours de son homélie inaugurale, que la Biennale de Lyon fait baisser le taux de chômage dans la ville, est pour le moins osé. Mais ce que l’on peut dire, c’est que cet “événement” permet que l’on parle de Lyon et que l’image d’une ville moderne et dynamique soit véhiculée internationalement... et qu’importe si, pour ce bénéfice-là, il a fallu vendre son âme à ce Diable, qui est, en l’occurence, notre Dieu de la communication. Mais il a aussi d’autres bénéficiaires : - L’agence de publicité locale - sorte de Saatchi & Saatchi lyonnais - qui a organisé la cérémonie de mise à nu de 1500 personnes, - Les multipes entreprises sponsors, dont Hermès, célêbre fabrique de produits de luxe qui en a profité pour réaliser une belle opération marketing (dénoncée dans Le Monde par Harry Bellet, dans un article au vitriol) - La presse, bien sûr, qui a pu à moindre coût, publier de belles images de désastres, comme cela plait tant à un certain lectorat. - les décideurs artistiques, qui voient le triomphe d’un parti esthétique d’Etat, parti unique interdisant tous les autres, comme au meilleur temps du soviétisme. - le réseau international de l’art contemporain, mycélium planétaire, qui se dote avec cette biennale d’un superbe champignon disséminant ses spores à tous vents, d’une énorme enseigne pour des produits à haute valeur spéculative sur le marché de l’art international : ce marché des signes de puissance pour chefs d’entreprises de type François Pinault, collectionneurs privés milliardaires, qui voient leur “passion” pour l’art marketing soutenue par la collectivité publique - et puis tous ceux qui, individuellement, vont trouver en visitant cette Biennale, leurs marques tribales, leurs signes d’appartenance de classe, leurs attributs identitaires, leur support de communication perso, leur sujet de conversation entre amis, leurs alibis culturels, leurs petites frayeurs bien formatées à usage domestique, etc. ( Il eût été intéressant qu’une équipe de sociologues enquête sur l’appartenance socio-culturelle des 1500 participants à l’opération de mise à nu, et sur leur diverses motivations)

 

Quelles sont les victimes ?

Il y a d’abord les responsables politiques dispensateurs de la manne financière, dépassés par l’événement, qui n’y comprennent rien, complétement terrorisés par ce gigantesque dispositif de l’art contemporain international. Gens de bonne volonté qui sentent confusément ce qu’il y a d’épouvantable dans leur complicité obligée, mais qui continueront de financer, parce que pris au piège d’une logique médiatique que ni eux ni personne ne peuvent contrôler ou réguler. Il y a les vrais amateurs d’art, sincères, sensibles, ouverts, venus là “pour voir”... et qui constatent , désespérés, qu’en effet, comme l’indique Régis Debray, “ le temps du dégoût a remplacé l’âge du goût”. Il y a les artistes, en large majorité, qui se sentent disqualifiés, ringardisés, et qui voient leur raison d’être et de créer anéantie. Il y a les galeries prospectives qui sont elles aussi disqualifiées, voire humiliées quand elles se voient contraintes de faire acte d’allégeance à l’administration de l’art pour participer à une opération annexe, qui n’est rien d’autre qu’une cynique et méprisante concession à l’environnement artistique local. Il y a même - car cette biennale vérouille aussi dans le social alibi - ces associations pour la réinsertion, odieusement instrumentalisées et embarquées dans d’invraissemblables spectacles de rue, pour on ne sait quelle douteuse destination.

 

Une inquiétante omerta

Mais le plus inquiétant, ce n’est pas tant le scandale en soi que constitue cet “ événement”, mais le fait qu’il soit impossible d’en parler, qu’il soit parfaitement irrecevable de le désigner comme tel, qu’il soit interdit de s’extraire de cette langue de bois imposée, de trahir une espèce d’omerta généralisée sur le sujet. De quoi donc la gent journalistique a-t-elle si peur ? Essayer de répondre à cette question, voilà qui serait un véritable travail d’investigation et d’information, et qui ferait honneur à la profession. Il faudrait que les journalistes, les “critiques d’art”, expliquent pourquoi et comment cette inflation communicationnelle à laquelle ils participent, n’informe en rien, mais au contraire occulte et dénie la réalité des choses, obstrue les voies de la véritable information sur la création artistique de ce temps. Qu’ils expliquent pourquoi on ignore l’existence de quantité d’ouvrages sérieux d’information et de réflexion sur le sujet “ art contemporain” : ceux notamment de Jean-Philippe Domecq (à leur troisième réédition en livres de poche), de Jean Clair (Directeur du Musée Picasso, commissaire de l’actuelle remarquable exposition “Mélancolie” à Paris ), de Régis Debray (sur les médias), de Nathalie Heinich (sociologue de réputation internationale), de Marc Jimenez (éditions Flammarion), de Christine Sourgins (éditions Table Ronde), de Hans Cova, Rainer Rochiltz, Yves Michaud, Patrick Barrer, et de bien d’autres. Autant d’outils pour comprendre les mécanismes et les enjeux sous-jacents de cette gigantesque usine à gaz qu’est la Biennale de Lyon et l’art dit contemporain en général ; pour mesurer l’effet délétère de ses fumées médiatiques et les dégâts de toutes sortes que celles-ci causent insidieusement dans le corps social.»

© Pierre Souchaud (Caluire, le 16 11 2005)

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