Art contemporain :
le nœud du problème

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Rectoversion et inversion
par
Alexandre L'Hôpital-Navarre

 

Je propose de rebondir sur la page rectoversée n° 35 « Art contemporain : le label AC ».


 Considérons la trilogie AC

D’abord, la trilogie AC « décrit » le monde commun. Elle le « représente dans son ensemble » de façon à en être compréhensible par tous. Le monde est hors de soi, extérieur, objectif, et en même temps appropriable par chacun.
Puis elle « dénonce » ; elle l’expose, le révèle au grand jour, le jette en pâture, l’abandonne sur la place publique.
Enfin, elle « transcende », c'est-à-dire qu’elle attribue une valeur universelle et atemporelle à cette description/dénonciation.

Nous voyons donc poindre ici derechef les caractéristiques du dualisme et du monisme : séparation drastique de l’homme et du monde, de l’objet et du sujet, de l’individu et du milieu, enfin, une unification artificielle, illusoire et arbitraire par le jeu de synthèse conceptuelle néo-spiritualiste. Michel De Caso confère une fonction fondamentale « d’inversion » à cette idéologie, fonction d’autant plus intéressante que si « rectoversion » signifie « mise en mouvement ou rotation du recto », « inversion » exprime un « retournement dans le sens contraire, un changement de marche, de direction, opposées à l’ordre communément établi ».


Mais quel devrait donc être cet « ordre » ?

La linéarité nous confondrait tous. On ne peut y répondre par l’affirmation d’une droite, d’une ligne directrice unique, fut-elle celle de la lumière ou de l’ombre absolue. Encore une fois, le support-concept d’une rectoversion nous éclaire sur ce propos. Celle-ci ne présente pas un recto ou un verso, mais à la fois et en même temps deux faces peintes qui sont tour à tour le recto et le verso réels et virtuels selon qu’on les regarde, tandis que le ou les percées en demeure le « tiers inclus ». Ici, la dualité n’est pas un signe ou un facteur de séparation, mais un état de fait compris dans une dynamique qui les harmonise et les transcende en permanence.

Le dualisme, au contraire, refuse la dualité.  Il la considère comme irréductible. Et il veut y remédier par l’apologie d’un dogme unique et universel, par les moyens de l’assimilation et de l’exclusion, nous pourrions dire « par tous les moyens », ce que René Guénon appelle « le monisme dualiste ».

La « description » est le constat du dualisme AC. Sa « dénonciation » est l’aveu de son monisme, de son messianisme, et sa « transcendance » est la marque de son inversion, de son contre-courant destructeur où la dualité n’est plus vécue que comme confusion/décomposition.


Faut-il dénoncer un art lui-même dénonciateur ?

Michel De Caso précise justement que « l’AC vise à remplacer le recto par le verso », ce qui, cela va sans dire, et malgré les apparences, revient strictement au même que ce qu’il prétend dénoncer. Mais nous pressentons les limites de cette aspiration fatale : faut-il dénoncer un art lui-même dénonciateur ? De quoi se nourrit le calomniateur sinon de la calomnie ?

Cette « imparable supercherie AC » dont je parlais récemment nous ramène à cette loi duelle qui ne peut isoler un courant naturel de son propre contre-courant, comme émanant tous deux d’un seul et unique principe, à la fois immanent et transcendant, ce que Michel De Caso confirme en rappelant que le jeu de l’inversion « est vieux comme le monde », parallèlement à Guénon qui conférait à « la Tradition » et à la « contre-Tradition » une origine commune et non humaine. Si bien que le courant AC n’est autre qu’une force inévitable, incontrôlable et naturelle, et qui ne fait que se manifester présentement.

Finalement, n’y aurait-il pas de courant réel qu’au moment où l’on s’y projette, et de contre-courant réel qu’au moment où l’on cherche à s’y opposer, où l’on tente de le remonter ? Pour continuer sur la métaphore du cours d’eau, nous constatons donc que nous ne pouvons convenir d’un courant unique pour définir ce que serait « l’ordre naturel des choses », et en conclure ce qu’en serait son inversion, car tout courant comporte nécessairement son contre-courant qui l’annihile aussitôt dès lors que l’on veuille les séparer. 

Il faut donc admettre que cet « ordre » soit constitué à la fois d’un courant et de son contre-courant respectif, qui, envisagés instantanément, laissent alors deviner leur source commune, leur principe. A considérer l’AC ainsi, ne devient-il pas au moins révélateur, révélateur de ce que l’art n’est pas ou plus, même si l’on peut objecter que ce travers AC soit nécessaire et indispensable pour faire avancer le schmilblick, si tant est que le schmilblick avançât ?


Et comment enfin s’accorder sur cette origine commune ?

L’art occidental, contrairement à tous les autres, se caractérise par la place exclusive de l’individu qui autonomise la fonction de l’artiste, de l’œuvre et même de l’art selon les valeurs de rareté, d’originalité, d’innovation. De l’interaction entre l’indépendantisme du milieu artistique (sujet, objet, acteur, spectateur) et ces valeurs esthétiques naquit un paradoxe qui laissa cohabiter une profusion de créationnisme (multiplication des formes et des techniques) et une coagulation des canons de la figuration d’abord (classicisme), puis une saturation de la sémantique ensuite (modernisme), jusqu’à la négation même de ces canons et de cette sémantique (abstraction, minimalisme, conceptualisme).

L’individualisme, c'est-à-dire l’érection de l’homme autonome et indépendant comme point de vue absolu, n’est pas une faute, mais une erreur naturelle, car aucun homme ne peut prétendre pourtant à cette réalité. Le « contemporanisme », l’art de « l’ici et maintenant », est l’aboutissement de ce cycle, le parachèvement de cet égarement, où se révèlent au grand jour la CRISE IDENTITAIRE et le COMPLEXE HISTORIQUE qui les avaient fait naître. L’homme est enfin clairement séparé de lui-même, de l’existence, du monde, de l’art.


Contemporanisme et art traditionnel

Toutes les prétentions du contemporanisme sont, j’y reviens donc, révélatrices à cet égard. Révélatrices de la perte du lien à la nature (in situ), de la perte du lien à la société (démocratisme), de la perte du ritualisme (théâtralité, show system), de la perte de l’initiation (autodidactisme des formations), de la perte de la transmission (élitisme de la sémantique), de la perte de la capacité à se départir de « l’art autonome », c'est-à-dire de l’art académique (apologie de la transgression, du non-art), et enfin, de la perte de toute transcendance, ce que Michel De Caso met bien en exergue, en insistant sur l’aspect « inversionnel » de cette ultime prétention. En l’occurrence, il serait vain de fustiger l’AC comme bouc émissaire d’une dégénérescence, une impasse. Il convient expressément de l’envisager inséparablement de l’art occidental tout entier auquel il s’oppose et dont il forme, pour ainsi dire, le reflet et l’aboutissement.

En comparaison, si l’on observe l’art dit traditionnel tel que l’art pariétal, l’art tribal, l’art du Moyen Age, l’art affilié aux initiations spirituelles, nous constatons que leurs tenants et leurs aboutissants ne permettent pas de conférer une valeur autonome et indépendante à l’œuvre d’art et à sa fonction. L’acteur ne possède aucun pouvoir en lui-même, mais une technique, une transmission de savoir faire. L’objet d’art ne possède aucune valeur en soi, mais constitue un support, un intermédiaire. Le spectateur n’utilise aucune faculté d’analyse ou d’interprétation individualiste, mais se met en demeure, en relation immédiate.

Insistons bien que ce n’est pas l’art lui-même qui a une réalité ou un pouvoir en soi, mais que c’est uniquement la mise en relation, en action, en interaction de ses acteurs, ses objets et de ses spectateurs qui créent cette valeur et ce pouvoir. C’est pourquoi l’art traditionnel est inséparable d’un lieu spécifique et d’une initiation ou d’une transmission rituelle. Cela, l'AC en est totalement dépourvu. « Dépourvu », non pas d’espace qu’il tente d’occuper sans omission et de façon eschatologique, mais d’espace spécifique réservé à une initiation prédéterminée.

Et c’est parce que toute relation est soumise aux conditionnements spatio-temporels, que l’objet d’art traditionnel est récurremment sujet à des transformations ; témoins ces retouches récréatives de certaines peintures pariétales, l’aspect éphémère de certaines créations (mandalas tibétains), la mise en sépulture de certaines pièces, l’utilisation cultuelle, initiatiques et méditatives de la plupart des œuvres. Certains artistes de statues tribales s’étonnent dubitativement de ce que les collectionneurs occidentaux s’enquièrent à tout prix des plus anciennes et plus rares pièces de leurs productions, les considérant trop usagées et impropres aux pratiques rituelles, et leur préférant des objets neufs.


Le « sacré » dans l’art traditionnel

Il convient de réaffirmer, quitte à me répéter, que le caractère « sacré », « tabou » ou « transcendantal » que l’on attribue généralement aux œuvres traditionnelles (totems, objets de culte, icônes), ne signifie pas que ces œuvres possèdent un pouvoir en eux-mêmes, mais qu’elles sont, en raison de leurs caractéristiques, de leurs techniques de préparation et de leurs mises en action initiatique, le support adéquate et privilégié pour une mise en relation qui garantisse cette transformation entre le spectateur et sa vision du monde, son existence. La sacralité de l’œuvre d’art traditionnel, c’est la préservation non pas de l’objet en tant que tel, mais de la relation transcendantale qu’il détermine et conditionne dans le cadre de l’initiation. Sans lieu spécifique, tabou, et sans espace initiatique, il n’y a pas « d’objet sacré ». Dans l’AC, un objet peut être sacré en soi, sans condition (l’urinoir de Duchamp).

Nous comprenons donc aisément pourquoi, étant acquis que la mise en relation et transformation existentielle est l’enjeu fondamental de l’art traditionnel, celui-ci présente et représente ostensiblement la dualité sous toutes ses formes. Je vous renvoie sur ce sujet à l’article éminent d’Emmanuel Anati ; « la religion de l’homo sapiens », dans l’Encyclopédie des religions (Bayard, 2000). C’est que toute relation implique une séparation, même virtuelle, d’un terme à un autre. Et en représentant, en proposant cette séparation, cette dualité fondamentale, le spectateur alors est en contact direct avec une énigme, un mystère qui l’acculent à les résoudre instantanément. De cette confrontation doit jaillir non pas une solution définitive et rationnelle, mais une récréation des forces vives existentielles, un dépassement une transformation, toujours renouvelées et renouvelables.

C’est la magie de la symbiose. Et lorsque Michel De Caso, dans « Rectoversion : l’issue », déploie minutieusement les travers de « l’apologie de la rectitude » comme la carte d’identité de l’art occidental, on constate que cette politique est bien à contre-courant de cet art traditionnel.


Sur l’ordre naturel des choses

L’ordre naturel des choses, donc, c’est cette claire vision qui embrasse instantanément la dualité fondamentale du monde et de l’homme, sans parti ni prétention ; qui aborde ce monde comme comportant un courant et un contre-courant, un oui et un non inhérents, et qui, par cette totale et impartiale rétribution, en laisse jaillir automatiquement et suggestivement leur principe commun, recréateur et universel.
L’inversion, quand à elle, c’est cette attitude qui veut séparer, isoler les termes de chaque dualité, qui veut imposer l’hégémonie d’un de ces termes, et qui en conséquence se perd et s’épuise à recréer artificiellement et arbitrairement une unité réparatrice et factice.


© Alexandre L'Hôpital-Navarre, juin 2006

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