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La page rectoversée  n°33

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L'Ombre des Lumières



La Bibliothèque Nationale de France consacre actuellement une exposition sur les Lumières*. Profitons de cette actualité pour nous arrêter un moment sur la philosophie des Lumières. Le Siècle des Lumières se traduit en anglais par "the Enlightenment" (soit littéralement "l'éclaircissement"!). Pour tenter un jeu de mot, nous pourrions écrire : "The Enlightenment: the necessary updating.", soit littéralement "l'Eclaircissement: la mise à jour nécessaire". En français, le paradoxe apparaîtrait encore plus clairement : "Les Lumières : la mise à jour nécessaire". Lumières, éclaircissement, jour... et l'ombre, dans tout ça? Et si trop de lumières rendait aveugle?**

On sait que le questionnement de la philosophie des Lumières s'inscrit en toute logique dans les questionnements de la Rectoversion. Aujourd'hui, on peut enfin aborder ce sujet sans passer pour un obscurantiste. Gageons que ce processus salutaire d'autocritique touchera sous peu la démocratie que l'on pourra enfin critiquer sans passer pour un fieffé réactionnaire. Comme l'exprime Edgar Morin, le fait qu'il approuve largement la philosophie des Lumières ne l'empêche en rien de dénoncer les excès et autres dérives exercées au nom de ces Lumières. De même, viendra le jour où l'on pourra critiquer la démocratie, non pas pour la renverser et mettre en place un système théocratique passéiste mais bien pour lui communiquer un nouveau souffle démocratique. Lorsque viendra ce jour, on constatera avec étonnement que les critiques les plus pertinentes envers la démocratie venaient justement d'individus attachés aux principes réellement démocratiques. Alors, on comprendra que la démocratie avait besoin simplement d'être réformée...

Mais revenons à nos Lumières... et à leur part d'Ombres.

Télérama*** vient de publier un dossier sur la modernité et les Lumières . Je vous propose ici un large extrait de l' entretien avec Edgar Morin et pour commencer, l'introduction écrite par Catherine Portevin, qui présente de façon satisfaisante la Modernité.
MDC

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www.telerama.fr

« Qu’est-ce qu’être moderne ? »

« …(…)…
Si nous reprenons la terminologie des historiens, les temps modernes commencent en gros avec la chute de Constantinople, en 1453 . Si nous cherchons une définition, on dira que la « modernité » est un mouvement d’émancipation, entamé à la Renaissance, qui s’énonce et se synthétise au XVIII° siècle en Europe avec les Lumières : Rousseau, Voltaire, Diderot … mais aussi l’anglais Adam Smith, l’ "inventeur" de l’économie, et le philosophe Emmanuel Kant en Prusse, et tant d’autre. Au centre de leur pensée, une rupture : celle du temporel et du spirituel, le gouvernement des hommes devant leur revenir et non plus à Dieu. L’individu n’est plus "sous tutelle", ni de sa naissance, ni de forces magiques, ni des traditions. Le monde, n’étant pas dessein divin, est connaissable, l’univers déchiffrable par les seules voies de la raison et de la science.
Les citoyens sont égaux en droits, l’homme est partout le même, le bien-être de l’humanité, et non plus le salut de l’âme, devient le but de toute action humaine. L’avenir est à construire devant nous et non dans les recettes de la tradition à appliquer. Voilà le credo. Théorique.
Après, ça se complique ! La Révolution, qui mène finalement à l’établissement durable de la République, passe aussi par la Terreur. Le culte de la raison, qui fait avancer la science, a produit aussi les pensées instrumentales à l’œuvre dans les camps d’extermination du X° siècle. L’universalisme a justifié conquêtes et colonisations, les libertés de l’individu, creusé la solitude du consommateur, la révolution industrielle, fabriqué du travail à la chaîne … Au nom des Lumières, que d’obscurité !
…(…)… »
© Catherine Portevin

Entretien avec Edgar Morin
(propos recueillis par Véronique Brocard et Catherine Portevin)

« Penseur de la complexité du réel et chercheur de la pluralité des hommes, Edgar Morin se définit comme un « braconnier des savoirs ». Esprit universel, il revisite les valeurs du XVIII° siècle et en appelle à la fraternité. »

« Télérama : Quelle place accordez-vous aujourd’hui à l’héritage des Lumières ?
Edgar Morin : On l’invoque aujourd’hui à la montée d’un obscurantisme, essentiellement religieux, comportant des régressions fanatiques. Ceux qui plaident pour un retour aux Lumières se réfèrent à une source lumineuse qui est un esprit d’ouverture et de tolérance. Je revendique, évidemment, cet héritage, mais je crois qu’il faut aller au-delà des Lumières. Au-delà signifie à la fois conserver et dépasser. Il faut par exemple accepter l’idée que notre raison ne peut pas tout illuminer, que l’esprit humain a des limites. Dans les Lumières, il y a trop de lumière. En réalité, la lumière suppose de l’ombre autour, du mystère, voire de l’inexplicable. Il faut concevoir qu’il n’y a pas de raison pure, mais un dialogue incessant entre le rationnel et l’affectif – c’est déjà ce qu’évoquait Rousseau. A la rationalité critique qui s’est développée à l’époque des Lumières, il faudrait ajouter une rationalité autocritique elle-même née aux débuts des temps modernes avec Montaigne, mais toujours minoritaire.

Télérama : Qu’est-ce qui, selon vous, caractérise ces temps modernes ?
Edgar Morin : Il est impossible de définir la "modernité" par un maître mot. Sur le plan des idées, elle commence à la Renaissance avec la redécouverte de l’Antiquité grecque et d’une philosophie qui n’est plus la servante de la religion. La modernité, c’est l’ouverture des esprits à tous les savoirs, l’essor de la science, celui de la technique.
…(…)…
C’est en même temps la laïcisation des esprits et des Etats. Les Lumières ont joué évidemment un rôle essentiel dans la mise en œuvre de ces voies ouvertes à la Renaissance. Il faut maintenant revoir cet héritage en tenant compte de ce qu’il a produit et de ce que nous affrontons aujourd’hui.

Télérama : Qu’est-ce qui à vos yeux est le plus brisé dans cet héritage ?
Edgar Morin :
Ce qui est vraiment brisé, mais n’apparaît pas encore de façon vraiment consciente, est l’assurance d’une rationalité close, c’est-à-dire la prétention de l’Occident à incarner seul la raison tandis qu’ailleurs tout ne serait que superstitions, erreurs et illusions.
…(…)…
Toutes les sociétés, dont la nôtre, comportent une part rationnelle et une part mythologique. Les Lumières elles-mêmes ont mythifié la Raison et le Progrès.

Télérama : La raison séparée de la Foi, c’est pourtant une idée essentielle pour la séparation de l’Etat et des Eglises, pour la démocratie.
Edgar Morin : Bien sûr ! Et il est vrai que dans l’Europe occidentale s’est développé l’humanisme moderne, comportant les principes de démocratie, de tolérance, de droits des hommes, plus tard de droits des femmes. Ce sur quoi j’insiste, c’est que cette Europe, foyer des idées émancipatrices dont les colonisés eux-mêmes s’empareront pour réclamer leurs droits à l’indépendance et à la reconnaissance de leur pleine humanité (on le voit bien aujourd’hui dans les revendications des descendants d’esclaves), a été aussi le foyer de la domination la plus longue et la plus dure sur le monde, qui commence au XVI° siècle et ne s’achève qu’à la fin du XX° siècle.

Télérama : Plus généralement, n’est-ce pas notre foi dans le progrès qui est mise à mal ?
Edgar Morin : En, tout cas, le progrès conçu comme une nécessité historique inéluctable. Ce progrès-là est mort et c’est une idée clé de la modernité qui s’effondre. Désormais, le nouveau n’est plus nécessairement meilleur que l’ancien, ni même bon en soi, et même, dans certains cas, on constate qu’on ne peut plus faire du nouveau. La philosophie de la modernité, telle qu’elle est bien exprimée par Descartes, donne à la science la mission de faire de l’homme le "maître et possesseur de la nature", idée reprise par Buffon au siècle des Lumières, puis par Marx. Cette croyance dans la maîtrise la nature est devenue absurde puisqu’on sait qu’elle conduit à la dégradation de la biosphère, qui elle-même se répercute sur les vies humaines et menace le destin de l’humanité. Autrement dit, l’aspect euphorique des Lumières est en crise.

Télérama : Et maintenant, que fait-on de cette crise du progrès ? Un « no future » ?
Edgar Morin : Le progrès comme certitude est mort mais le progrès comme possibilité demeure. On peut croire à un progrès possible en le sachant réversible, et il doit toujours être régénéré. En Europe, la torture a été supprimée au XIX° siècle – pour les Européens, bien sûr, pas pour les autres ! ; au XX° siècle, elle a réapparu dans tous les pays d’Europe. Prenons la démocratie. La France, qui a proclamé d’une façon grandiose la démocratie, est tombée dans une dictature de salut public, puis il y eu le bonapartisme, l’Empire, la Restauration … La démocratie est une régime fragile et difficile. Elle n’est pas que la loi de la majorité, elle comporte aussi le respect des minorités.

Télérama : Comment alors concilier progrès et précaution ? Edgar Morin : Le principe de précaution est nouveau pour nous et nous ne savons pas bien le situer encore par rapport à cet optimisme conquérant auquel nous n’avons pas encore vraiment renoncé.
…(…)…
Je suis en tout cas persuadé que si le vaisseau spatial Terre continue d’être emporté par ses quatre moteurs sans pilote – la science, la technique, l’économie, le profit - , nous allons vers de multiples catastrophes. Pour conserver l’humanité, il faut la révolutionner et, ici, la précaution est dans la transformation. Un monde est en train de mourir mais ne meurt pas, et un monde veut naître mais n’arrive pas à naître.

Télérama : Sommes-nous des modernes fatigués de l’être ?
Edgar Morin : La modernité est toujours conflictuelle, faite de continuités et de ruptures. Elle est complexe et ambivalente.
…(…)…
L’universalisation de la civilisation occidentale suscite des adhésions matérielles (techniques, économiques…) en même temps que des rejets profonds dans plusieurs pays du monde, qui, pour sauvegarder leur identité et dans la perte de l’espoir d’un avenir nouveau, se referment en des régressions religieuses ou culturelles. Or, si nous voulons échapper à l’alternative funeste entre unité et diversité, il nous faut penser que l’unité humaine comporte de la diversité et que la diversité humaine comporte de l’unité.
…(…)…»



*"Lumières! Un héritage pour demain.", exposition à la Bibliothèque Nationale de France, du 1° mars au 28 mai 2006.
**Edgar Morin lui-même, dans cet entretien, écrit : "Dans les Lumières, il y a trop de lumière."
*** Télérama n° 2929, 1 mars 2006, page 8 à 14.

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