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La page rectoversée  n°32

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Sur l'ambivalence du symbolique.

                           


Antoine Perraud, de Télérama, a accordé un entretien* à Jean Baudrillard, dont le titre est « Le meurtre de la réalité ». Je vous propose un extrait de cet entretien dans lequel Jean Baudrillard aborde les thèmes de l’ambivalence dans le symbolique.

Il me semble important que des penseurs reconnus comme Jean Baudrillard, dans un langage sociologique, puissent formuler : « Rien ne va jamais dans un seul sens, tout est ambivalent. Quand un système se développe, se perfectionne, voire se sature, quand il ne semble aller que dans sa direction positive, on ne tient plus compter de son ambivalence, de sa part maudite. »
Ou encore :
« Tant d’esprits prétendument critiques s’immergent dans une tentative désespérée de rationalisation et refusent de prendre en compte cette puissance obscure, incontrôlable, qui ne peut pas rendre compte d’elle-même en termes de raison, mais qui est à l’œuvre partout. »

Même s’il se déclare « d’une certaine façon, hors jeu », Jean Baudrillard est écouté et il est bon de lui entendre de tel propos. Parler de la part maudite, de la part sombre, reste difficile même si au nom du Bien, de la lumière, les pires atrocités peuvent être exécutées.

Il ne s’agit évidemment pas pour autant de mettre en avant uniquement cette part sombre, encore moins de la substituer à la part lumineuse mais bien d’actualiser tout une série de données, de perceptions qui se révèlent largement insuffisantes à décrire la réalité contemporaine, toujours plus contradictoire et complexe qu’on ne le voudrait. Bon gré, mal gré, c’est ainsi.
MDC

www.telerama.fr

« …(…)…

Antoine Perraud : L’attentat du 11 septembre s’inscrivait dans le triangle : violence-réel-symbolique…

Jean Baudrillard  : Oui, dans la mesure où le symbolique est pour moi cette zone dans laquelle joue une réversibilité violente – comme le symbolique fut toujours une relation duelle, illustrée par le don et le contre-don. Nous sommes dans le même schéma : plus le building s’élevait, plus il incarnait la virtualité toute-puissante, plus on rêvait donc qu’il s’effondre, par cet obscur désir de réversibilité que tant de personnes partagent, sans être pour autant terroristes. A cela s’ajoute sans doute une logique interne, fondée sur l’apparition puis la disparition, qui gouverne l’espèce humaine et à laquelle nul n’échappe. On peut donc combattre les vecteurs que furent les terroristes, mais on ne peut combattre la logique qui fit d’eux le bras à travers lequel est passé cet « acting out » mondial, cet événement symbolique venu de nulle part.

On ne peut retrouver du symbolique qu’au prix d’une dénégation violente de tout ce qui s’est institué sur les débris de la symbolisation. Cette dénégation m’apparaît primordiale. En ce sens, je suis dénégationniste – et non pas négationniste. De même que je suis un désillusionniste et non un illusionniste ; un apostat et non un imposteur ; un abréactionnaire (l’abréaction est en psychanalyse la libération d’un refoulement, NDLR) et non un réactionnaire.

A.P. : On vous sent dans une espèce de pas de deux faces à la marche du monde …

J. B. : Rien ne va jamais dans un seul sens, tout est ambivalent. Quand un système se développe, se perfectionne, voire se sature, quand il ne semble aller que dans sa direction positive, on ne tient plus compter de son ambivalence, de sa part maudite. Or celle-ci grandit, comme dans la théorie du chaos, comme l’eau qui s’accélère à l’approche de la cascade. A un moment donné, cette part d’ambivalence prend le dessus, tandis que l’autre part se décompose d’elle-même. C’est ce qui est arrivé au communisme, qui a secrété sa propre ambivalence et qui, avec la chute du mur de Berlin, est arrivé au bout de sa décomposition, sans coup férir.

A.P. : Dans un tel monde, où la décomposition est selon vous le maître mot, peut-on encore être requis ? Peut-on encore exercer son intelligence critique ?

J.B. : Je livre une vue cavalière de l’évolution d’un système – le nôtre -, mais j’ai toujours pensé qu’une énergie inverse s’y nichait, celle qui est à la source de l’ambivalence et que chacun peut exploiter. Rien à voir avec la conscience, le bon sens, ou la moralité : nous disposons tous d’une force d’ambivalence supérieure à la pensée critique, absolument catastrophique, c’est-à-dire capable de faire changer les formes établies. Une telle énergie peut se localiser dans la pensée, qui fera brèche dans l’ordre ou le désordre des choses, pour accélérer le mouvement. Je ne vois pas d’autre possibilité pour une pensée critique devenue radicale. Voilà l’ultime espoir : la pensée fait partie, sans privilège aucun, de ce monde dans son autodissolution, dans son évolution irrésistible vers sa propre disparition. Notre privilège, c’est l’intuition de ce que sera peut-être la stratégie fatale de tout un système…

La pensée radicale se doit d’être en complicité secrète avec ce qui arrive de meilleur ou de pire. Elle est différente d’une pensée critique, qui entend forcément freiner une telle évolution, sur l’air de « on va dans le mur ! ». La pensée critique eut une action et une transcendance à défendre. Or nous avons perdu cette transcendance, et la pensée radicale, elle, est immanente au monde actuel, elle en fait partie, elle est à son image : catastrophique, ou en tout cas paradoxale, aléatoire, virtuelle aussi.

Désormais, la pensée radicale est active, elle incube au cœur du système lui-même, et ce n’est plus une alternative. Elle ne peut être qu’un défi, poussant les choses à bout. Je ne saurais donc parler d’espoir, mais j’ai la fascination et l’envie d’entrer dans cette histoire et d’y voir clair. C’est ce que j’appelle le « pacte de lucidité ». Je considère que les gens se partagent en fonction de cette lucidité. Tant d’esprits prétendument critiques s’immergent dans une tentative désespérée de rationalisation et refusent de prendre en compte cette puissance obscure, incontrôlable, qui ne peut pas rendre compte d’elle-même en termes de raison, mais qui est à l’œuvre partout. Si la pensée ne se met pas au diapason, elle n’aura rien à dire sur rien et ne sera rien d’autre qu’une parodie de l’actualité.

Je digère mal d’être traité de pessimiste, de nihiliste, au sens péjoratif du terme. Tant pis, c’est la loi du milieu intellectuel. Et au fond, je n’aurais pas le droit de dire ce que je dis si je n’étais pas, d’une certaine façon, hors jeu… »

* Extrait de Télérama n° 2923, 18 janvier 2006, page 11 & 12.

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" Sur l'ambivalence du symbolique."
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