RECTOVERSION, AN 10 DE L'AN 10.000

LE JOURNAL

numéro 3 - janvier 2004

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L'incommunicable en art
par Fabrice Bianchi

Je vous propose quelques réflexions à propos de mes dernières lectures , à savoir : l'introduction d'André Chastel à son Traité de la Peinture de Leonard de Vinci et La pensée et le mouvant d'Henri Bergson. Ceci nous permettra de parler de la place de l'artiste et de la Rectoversion quitte à se répéter sur quelques aspects.

A quoi vise l'art ?

Commençons par une citation de Bergson :
" A quoi vise l'Art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l'esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et nos consciences ? "
Notre représentation du monde est la synthèse dynamique et instable du produit de nos sens, de notre affectivité historico-immédiate et de nos connaissances. Cette synthèse sera porteuse du rapport que nous orchestrons entre connu et inconnu. Qu'un de nos sens soit affecté, que notre affectivité se transforme structurellement, que nos connaissances changent, et c'est notre rapport au monde qui s'établira dans une autre représentation, signalant au passage la relativité de nos modèles. La désincarnation de nos sensations, de nos affects, de leurs anciens véhicules, nous replace un temps dans l'énigmatique présence de toute chose.

Nous lâchons prise dans notre appropriation pour laisser exister autrement ce que nous allons appréhender autrement. Peu importe le déclencheur (changement ou perte d'une acuité sensorielle, changement dans l'affectivité, connaissances nouvelles), c'est la profondeur de la remise en cause qui compte. Parfois, le déclencheur joue un rôle quasi fortuit car le système était prêt à muter. Parfois le changement se limite à un enrichissement de l'ancien système, sans remise en cause fondamentale dans la gestion du rapport connu/inconnu.

L'art (et je pense ici à la peinture en particulier) est la création d'interfaces entre les artistes et le(s) public(s) présentant de l'inhabituel, du surprenant, de l'époustouflant … quelque chose qui va identifier, découvrir, faire naître chez le spectateur une sensation qu'il ne peut produire facilement : l'œuvre vient combler un manque.

La vision singulière

L'artiste exprimera donc une vision singulière qui annoncera éventuellement chez les percevants ; une émotion, une interrogation, une atmosphère, un bouleversement, une affirmation d'identité, etc… La magie de l'œuvre fonctionnera tant que l'encrage entre cette émotion, cette interrogation, cette sympathie avec soi-même existera.

Mais l'art ne trouve pas toujours un public au moment de son exhibition : les systèmes résistant parfois à ce qui les perturbe. Plus la vision de l'artiste est singulière, plus elle s'écarte du connu par définition. Elle est alors porteuse de remise en cause d'abord pour lui-même puis éventuellement pour autrui.

Vision singulière ne veut pas dire culture forcenée de l'insolite ou modernité désincarnée de l'intellect. La vision singulière est l'écho de l'être au sein même de son enfermement, l'inaliénable.

André Chastel nous montre dans son introduction au Traité de la Peinture de Léonard de Vinci en quoi certains écrits de Léonard de Vinci sont à rapprocher du Cubisme (et du Surréalisme, mais nous ne développerons pas ce chapitre). Chastel montrera par ailleurs que si Léonard poussa loin la nécessité de l'approche scientifique, sa réflexion était en fait philosophique et existentielle.

Léonard de Vinci :
" Nous connaissons clairement que la vue par rapides observations, découvre en un point une infinité de formes, néanmoins elle ne comprend qu'une chose à la fois.
Tout corps opaque remplit l'air environnant d'une infinité d'images qui le représentent partout et tout entier en chaque point grâce à d'innombrables pyramides répandues dans cet air. Chaque pyramide, formée d'un long concours de rayon, enferme un nombre infini de pyramides et chacune les contient en puissance toutes.
"

Ainsi la volonté de montrer le réel comme un objet d'une autre essence que nous le fait supposer les représentations mentales issues de nos sens, empruntera la voie d'une représentation conceptuelle influencée par la science mathématique ; savoir scientifique relatif à une époque qui n'épuise pas la complexité infinie du rapport de l'être au monde.

Citons à nouveau Léonard :
" La science de la peinture réside dans l'esprit qui la conçoit ; d'où naît ensuite l'exécution bien plus noble que ladite théorie ou science. "

Si le Cubisme a mis en évidence une représentation multiface d'une même réalité ; ce fut, autant que je sache, en laissant la singularité de l'artiste orchestrer la mise en scène. Plus l'artiste travaille le style plus il risque d'enfermer sa créativité. Le style est un véhicule adapté à l'expression d'une sensibilité, mais c'est elle qui est première.

Revenons à Bergson :
" L'analyse est l'opération qui ramène l'objet à des éléments déjà connus, c'est-à-dire communs à cet objet et à d'autres. Analyser consiste donc à exprimer une chose en fonction de ce qui n'est pas elle. Toute analyse est ainsi une traduction, un développement en symboles, une représentation prise de points de vue successifs d'où l'on note autant de contacts entre l'objet nouveau, qu'on étudie, et d'autres que l'on croit déjà connaître. Dans son désir éternellement inassouvi d'embrasser l'objet autour duquel elle est condamnée à tourner, l'analyse multiplie sans fin les points de vue pour compléter la représentation symbolique, la métaphysique est cela même. La métaphysique est donc une science qui prétend se passer de symboles ".
" Il y a une réalité au moins que nous saisissons tous du dedans, par intuition et non par simple analyse. C'est notre propre personne dans son écoulement à travers le temps. C'est notre moi qui dure. Nous ne pouvons sympathiser intellectuellement, ou plutôt spirituellement, avec aucune autre chose. Mais nous sympathisons sûrement avec nous-mêmes ".

L'art est un véhicule de sensations, d'intuitions, de réalités incommunicables par un autre biais. La peinture et la musique utilisant des symboles, ménagent des effets dont la synthèse permet de guider l'intéressé vers cet incommunicable en lui. L'art ramène l'être à lui-même ; à l'intuition de son monde intérieur, à l'essentiel, à l'existentiel, au sublime. En actualisant une sensation qui ne peut s'exprimer complètement par les mots ou avec laquelle l'intéressé a du mal à se connecter , l'art permet à cette sensation de trouver sa plénitude et sa vérité.

Le fait que l'œuvre réinstalle cet incommunicable donne le sentiment que c'est ce que voulait exprimer l'artiste lui-même. Le besoin d'échanger sur l'œuvre (avec l'auteur ou toute autre personne) manifeste souvent une envie, un besoin de vérifier l'universalité du ressenti sans jamais y parvenir complètement. C'est ainsi que les humains tentent d'échapper à leur solitude structurelle. L'art naît toujours aux limites de la parole ; la parole sera toujours relancée par la création artistique : comme deux sinusoïdales asymptotiques.

Sur la Rectoversion

Venons-en à la Rectoversion en aboutissement de ces réflexions.
Le Cubisme dévoilait les autres faces non visibles de l'objet peint, du sujet abordé ; la Rectoversion exploite le verso et soulève ainsi la question de son statut dans la représentation et l'inconscient collectifs. La Rectoversion intègre le support au traitement de l'œuvre.

La toile est un support, la Rectoversion est un support-concept. Le fait que l'œuvre quitte le mur pour se dresser sur un pied (dans la majorité des cas) avec un avant et un arrière orientables, favorise l' identification en filigrane de l'homme à l'œuvre et le connecte ainsi à son intériorité. Et bien sûr cette disposition interroge la symbolique envers/endroit, devant/derrière, recto/verso, conscient/inconscient, la dualité connu/inconnu.

Le support/concept est donc un véhicule approprié pour exprimer une vision existentielle, pour guider l'interrogation vers l'énigmatique, en laissant à l'intéressé le choix du sens.

© Fabrice Bianchi

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