Je
vous propose quelques réflexions à propos de mes dernières
lectures , à savoir : l'introduction d'André Chastel
à son Traité de la Peinture de Leonard de Vinci
et La pensée et le mouvant d'Henri Bergson. Ceci
nous permettra de parler de la place de l'artiste et de la Rectoversion
quitte à se répéter sur quelques aspects.
A
quoi vise l'art ?
Commençons
par une citation de Bergson :
" A quoi vise l'Art, sinon à nous montrer, dans la
nature et dans l'esprit, hors de nous et en nous, des choses qui
ne frappaient pas explicitement nos sens et nos consciences ?
"
Notre représentation du monde est la synthèse dynamique
et instable du produit de nos sens, de notre affectivité
historico-immédiate et de nos connaissances. Cette synthèse
sera porteuse du rapport que nous orchestrons entre connu et inconnu.
Qu'un de nos sens soit affecté, que notre affectivité
se transforme structurellement, que nos connaissances changent,
et c'est notre rapport au monde qui s'établira dans une autre
représentation, signalant au passage la relativité
de nos modèles. La désincarnation de nos sensations,
de nos affects, de leurs anciens véhicules, nous replace
un temps dans l'énigmatique présence de toute chose.
Nous
lâchons prise dans notre appropriation pour laisser exister
autrement ce que nous allons appréhender autrement. Peu importe
le déclencheur (changement ou perte d'une acuité sensorielle,
changement dans l'affectivité, connaissances nouvelles),
c'est la profondeur de la remise en cause qui compte. Parfois, le
déclencheur joue un rôle quasi fortuit car le système
était prêt à muter. Parfois le changement se
limite à un enrichissement de l'ancien système, sans
remise en cause fondamentale dans la gestion du rapport connu/inconnu.
L'art
(et je pense ici à la peinture en particulier) est la création
d'interfaces entre les artistes et le(s) public(s) présentant
de l'inhabituel, du surprenant, de l'époustouflant
quelque chose qui va identifier, découvrir, faire naître
chez le spectateur une sensation qu'il ne peut produire facilement
: l'uvre vient combler un manque.
La
vision singulière
L'artiste
exprimera donc une vision singulière qui annoncera éventuellement
chez les percevants ; une émotion, une interrogation, une
atmosphère, un bouleversement, une affirmation d'identité,
etc
La magie de l'uvre fonctionnera tant que l'encrage
entre cette émotion, cette interrogation, cette sympathie
avec soi-même existera.
Mais
l'art ne trouve pas toujours un public au moment de son exhibition
: les systèmes résistant parfois à ce qui les
perturbe. Plus la vision de l'artiste est singulière, plus
elle s'écarte du connu par définition. Elle est alors
porteuse de remise en cause d'abord pour lui-même puis éventuellement
pour autrui.
Vision
singulière ne veut pas dire culture forcenée de l'insolite
ou modernité désincarnée de l'intellect. La
vision singulière est l'écho de l'être au sein
même de son enfermement, l'inaliénable.
André
Chastel nous montre dans son introduction au Traité de
la Peinture de Léonard de Vinci en quoi certains écrits
de Léonard de Vinci sont à rapprocher du Cubisme (et
du Surréalisme, mais nous ne développerons pas ce
chapitre). Chastel montrera par ailleurs que si Léonard poussa
loin la nécessité de l'approche scientifique, sa réflexion
était en fait philosophique et existentielle.
Léonard
de Vinci :
" Nous connaissons clairement que la vue par rapides observations,
découvre en un point une infinité de formes, néanmoins
elle ne comprend qu'une chose à la fois.
Tout corps opaque remplit l'air environnant d'une infinité
d'images qui le représentent partout et tout entier en chaque
point grâce à d'innombrables pyramides répandues
dans cet air. Chaque pyramide, formée d'un long concours
de rayon, enferme un nombre infini de pyramides et chacune les contient
en puissance toutes. "
Ainsi la volonté de montrer le réel comme un objet
d'une autre essence que nous le fait supposer les représentations
mentales issues de nos sens, empruntera la voie d'une représentation
conceptuelle influencée par la science mathématique
; savoir scientifique relatif à une époque qui n'épuise
pas la complexité infinie du rapport de l'être au monde.
Citons
à nouveau Léonard :
" La science de la peinture réside dans l'esprit
qui la conçoit ; d'où naît ensuite l'exécution
bien plus noble que ladite théorie ou science. "
Si
le Cubisme a mis en évidence une représentation multiface
d'une même réalité ; ce fut, autant que je sache,
en laissant la singularité de l'artiste orchestrer la mise
en scène. Plus l'artiste travaille le style plus il risque
d'enfermer sa créativité. Le style est un véhicule
adapté à l'expression d'une sensibilité, mais
c'est elle qui est première.
Revenons
à Bergson :
" L'analyse est l'opération qui ramène l'objet
à des éléments déjà connus, c'est-à-dire
communs à cet objet et à d'autres. Analyser consiste
donc à exprimer une chose en fonction de ce qui n'est pas
elle. Toute analyse est ainsi une traduction, un développement
en symboles, une représentation prise de points de vue successifs
d'où l'on note autant de contacts entre l'objet nouveau,
qu'on étudie, et d'autres que l'on croit déjà
connaître. Dans son désir éternellement inassouvi
d'embrasser l'objet autour duquel elle est condamnée à
tourner, l'analyse multiplie sans fin les points de vue pour compléter
la représentation symbolique, la métaphysique est
cela même. La métaphysique est donc une science qui
prétend se passer de symboles ".
" Il y a une réalité au moins que nous saisissons
tous du dedans, par intuition et non par simple analyse. C'est notre
propre personne dans son écoulement à travers le temps.
C'est notre moi qui dure. Nous ne pouvons sympathiser intellectuellement,
ou plutôt spirituellement, avec aucune autre chose. Mais nous
sympathisons sûrement avec nous-mêmes ".
L'art
est un véhicule de sensations, d'intuitions, de réalités
incommunicables par un autre biais. La peinture et la musique utilisant
des symboles, ménagent des effets dont la synthèse
permet de guider l'intéressé vers cet incommunicable
en lui. L'art ramène l'être à lui-même
; à l'intuition de son monde intérieur, à l'essentiel,
à l'existentiel, au sublime. En actualisant une sensation
qui ne peut s'exprimer complètement par les mots ou avec
laquelle l'intéressé a du mal à se connecter
, l'art permet à cette sensation de trouver sa plénitude
et sa vérité.
Le
fait que l'uvre réinstalle cet incommunicable donne
le sentiment que c'est ce que voulait exprimer l'artiste lui-même.
Le besoin d'échanger sur l'uvre (avec l'auteur ou toute
autre personne) manifeste souvent une envie, un besoin de vérifier
l'universalité du ressenti sans jamais y parvenir complètement.
C'est ainsi que les humains tentent d'échapper à leur
solitude structurelle. L'art naît toujours aux limites de
la parole ; la parole sera toujours relancée par la création
artistique : comme deux sinusoïdales asymptotiques.
Sur
la Rectoversion
Venons-en
à la Rectoversion en aboutissement de ces réflexions.
Le Cubisme dévoilait les autres faces non visibles de l'objet
peint, du sujet abordé ; la Rectoversion exploite le verso
et soulève ainsi la question de son statut dans la représentation
et l'inconscient collectifs. La Rectoversion intègre le support
au traitement de l'uvre.
La
toile est un support, la Rectoversion est un support-concept. Le
fait que l'uvre quitte le mur pour se dresser sur un pied
(dans la majorité des cas) avec un avant et un arrière
orientables, favorise l' identification en filigrane de l'homme
à l'uvre et le connecte ainsi à son intériorité.
Et bien sûr cette disposition interroge la symbolique envers/endroit,
devant/derrière, recto/verso, conscient/inconscient, la dualité
connu/inconnu.
Le
support/concept est donc un véhicule approprié pour
exprimer une vision existentielle, pour guider l'interrogation vers
l'énigmatique, en laissant à l'intéressé
le choix du sens.
©
Fabrice Bianchi
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