Le Tiers et le Sacré
par
Basarab Nicolescu

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Sommaire du dossier

Avant-propos
Le tiers inclus logique
Le tiers inclus ontologique
Le tiers secrètement inclus
L'attitude transreligieuse et la présence du sacré



Avant-propos

Toujours pour mieux saisir cette notion du Tiers Inclus et à la suite directe du précédent dossier de Basarab Nicolescu, je vous propose une autre de ses communications. Elle traite du "tiers inclus et du sacré" et a eu lieu lors d'un colloque consacré à " La célébration du Nom, réflexions autour de l'œuvre d'André Chouraqui " . Il s'agissait du Colloque International organisé par Le Centre International de Recherches et Etudes Transdisciplinaires et Les Éditions du Rocher, jeudi 4 mars 1999 à l'École Normale Supérieure de Paris. Sur le web, l'intégralité de ce colloque a été édité dans le Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 14 qui est accessible à :
http://nicol.club.fr/ciret/bulletin/b14/b14.htm#somm
La communication plus précisément de Basarab Nicolescu est accessible à :
http://nicol.club.fr/ciret/bulletin/b14/b14c7.htm

Lors de cette communication, Basarab Nicolescu reprend parfois des éléments de sa précédente communication (dossier du cercle précédent) mais, ici aussi, je pense qu'il est préférable de présenter son texte dans son intégralité, pour ne pas nuire à sa logique. Dans un but de clarté de lecture, j'ai également surligné certains passages.
MDC

 

Le tiers et le sacré

« La célébration du Nom, est aujourd'hui, pour moi, contemplation du transreligieux. Le transreligieux, potentialité fabuleuse de dialogue pour le XXIème siècle, s'appuie sur deux piliers: le tiers et le sacré. Je me dois donc d'éclaircir ce que j'entends par tiers et par sacré et analyser le rapport entre eux.


Le tiers inclus logique

Il y a trois types de tiers inclus: le tiers inclus logique, le tiers inclus ontologique et le tiers secrètement inclus.

Le développement de la physique quantique ainsi que la coexistence entre le monde quantique et le monde macrophysique ont conduit, sur le plan de la théorie et de l'expérience scientifique, au surgissement de couples de contradictoires mutuellement exclusifs (A et non-A) : onde et corpuscule, continuité et discontinuité, séparabilité et non-séparabilité, causalité locale et causalité globale, symétrie et brisure de symétrie, réversibilité et irréversibilité du temps, etc...

Les couples de contradictoires que la mécanique quantique a mis en évidence sont effectivement mutuellement contradictoires quand ils sont analysés à travers la grille de lecture de la logique classique. Cette logique est fondée sur trois axiomes :
1. L'axiome d'identité : A est A .
2. L'axiome de non-contradiction : A n'est pas non-A .
3. L'axiome du tiers exclu : il n'existe pas un troisième terme T (T de "tiers inclus") qui est à la fois A et non-A.

Dans l'hypothèse de l'existence d'un seul niveau de Réalité, le deuxième et le troisième axiomes sont évidemment équivalents.

Dès la constitution définitive de la mécanique quantique, vers les années trente, les fondateurs de la nouvelle science se sont posé avec acuité le problème d'une nouvelle logique, dite "quantique". A la suite des travaux de Birkhoff et van Neumann, toute une floraison de logiques quantiques n'a pas tardé à se manifester.

La plupart des logiques quantiques ont modifié le deuxième axiome de la logique classique - l'axiome de non-contradiction - en introduisant la non-contradiction à plusieurs valeurs de vérité à la place de celle du couple binaire (A, non-A). Ces logiques multivalentes n'ont pas pris en compte une autre possibilité : la modification du troisième axiome - l'axiome du tiers exclu.

Ce fut le mérite historique de Lupasco d'avoir montré que la logique du tiers inclus est une véritable logique, formalisable et formalisée, multivalente (à trois valeurs : A, non-A et T) et non-contradictoire.

La compréhension de l'axiome du tiers inclus - il existe un troisième terme T qui est à la fois A et non-A - s'éclaire complètement lorsque la notion de "niveaux de Réalité" est introduite.

Pour obtenir une image claire du sens du tiers inclus, représentons les trois termes de la nouvelle logique - A, non-A et T - et leurs dynamismes associés par un triangle dont l'un des sommets se situe à un niveau de Réalité et les deux autres sommets à un autre niveau de Réalité. Si l'on reste à un seul niveau de Réalité, toute manifestation apparaît comme une lutte entre deux éléments contradictoires (exemple : onde A et corpuscule non-A). Le troisième dynamisme, celui de l'état T, s'exerce à un autre niveau de Réalité, où ce qui apparaît comme désuni (onde ou corpuscule) est en fait uni (quanton), et ce qui apparaît contradictoire est perçu comme non-contradictoire.

C'est la projection de T sur un seul et même niveau de Réalité qui produit l'apparence des couples antagonistes, mutuellement exclusifs (A et non-A). Un seul et même niveau de Réalité ne peut engendrer que des oppositions antagonistes. Un seul et même niveau de Réalité ne peut engendrer que des oppositions antagonistes. Il est, de par sa propre nature, auto-destructeur, s'il est séparé complètement de tous les autres niveaux de Réalité.

On voit ainsi les grands dangers de malentendus engendrés par la confusion assez courante entre l'axiome de tiers exclu et l'axiome de non-contradiction. La logique du tiers inclus est non-contradictoire, en ce sens que l'axiome de non-contradiction est parfaitement respecté, à condition qu'on élargisse les notions de "vrai" et "faux" de telle manière que les règles d'implication logique concernent non plus deux termes (A et non-A) mais trois termes (A, non-A et T), coexistant au même moment du temps. C'est une logique formelle, au même titre que toute autre logique formelle : ses règles se traduisent par un formalisme mathématique relativement simple.

La logique du tiers inclus est une logique de la complexité; et même sa logique privilégiée dans la mesure où elle permet de traverser, d'une manière cohérente, les différents domaines de la connaissance.

Le tiers inclus logique est utile sur le plan de l'élargissement de la classe des phénomènes susceptibles d'être compris d'une manière rationalisable. Il explique les paradoxes de la mécanique quantique, dans leur totalité, en commençant avec le principe de superposition. Plus loin encore, de grandes découvertes dans la biologie de la conscience sont à prévoir si les barrières mentales par rapport à la notion de niveaux de Réalité vont graduellement disparaître. Cela va pouvoir montrer la fécondité du tiers inclus ontologique, impliquant la considération simultanée de plusieurs niveaux de Réalité. »

 

Le tiers inclus ontologique

« La vision transdisciplinaire nous propose de considérer une Réalité multidimensionnelle, structurée à de multiples niveaux, qui remplace la Réalité unidimensionnelle, à un seul niveau, de la pensée classique.

La Réalité comporte, selon ce modèle, un certain nombre de niveaux. Les considérations qui vont suivre ne dépendent pas du fait que ce nombre soit fini ou infini. Pour la clarté terminologique de l'exposé, nous allons supposer que ce nombre est infini.

Deux niveaux adjacents sont reliés par la logique du tiers inclus, dans le sens que l'état T présent à un certain niveau est relié à un couple de contradictoires (A, non-A) du niveau immédiatement voisin. L'état T opère l'unification des contradictoires A et non-A, mais cette unification s'opère à un niveau différent de celui où sont situés A et non-A. L'axiome de non-contradiction est respecté dans ce processus. Ce fait signifie-t-il pour autant que nous allons obtenir ainsi une théorie complète, qui pourra rendre compte de tous les résultats connus et à venir ?

Il y a certainement une cohérence entre les différents niveaux de Réalité, tout du moins dans le monde naturel. En fait, une vaste autoconsistance semble régir l'évolution de l'univers, de l'infiniment petit à l'infiniment grand, de l'infiniment bref à l'infiniment long.

La logique du tiers inclus est capable de décrire la cohérence entre les niveaux de Réalité par le processus itératif comportant les étapes suivantes :
1. Un couple de contradictoires (A, non-A) situé à un certain niveau de réalité est unifié par un état T situé à un niveau de Réalité immédiatement voisin ;
2. A son tour, cet état T est relié à un couple de contradictoires (A', non-A'), situé à son propre niveau ;
3. Le couple de contradictoires (A', non-A') est, à son tour, unifié par un état T' situé à un niveau différent de Réalité, immédiatement voisin de celui où se trouve le ternaire (A', non-A', T).
Le processus itératif continue à l'infini jusqu'à l'épuisement de tous les niveaux de Réalité, connus ou concevables.

En d'autres termes, l'action de la logique du tiers inclus sur les différents niveaux de Réalité induit une structure ouverte, gödelienne, de l'ensemble des niveaux de Réalité. Cette structure a une portée considérable sur la théorie de la connaissance, car elle implique l'impossibilité d'une théorie complète, fermée sur elle-même.

En effet, l'état T réalise, en accord avec l'axiome de non-contradiction, l'unification du couple des contradictoires (A, non-A) mais il est associé, en même temps, à un autre couple de contradictoires (A', non-A'). Ceci signifie qu'on peut bâtir, à partir d'un certain nombre de couples mutuellement exclusifs une théorie nouvelle, qui élimine les contradictions à un certain niveau de Réalité, mais cette théorie n'est que temporaire, car elle conduira inévitablement, sous la pression conjointe de la théorie et de l'expérience, à la découverte de nouveaux couples de contradictoires, situés au nouveau niveau de Réalité. Cette théorie sera donc à son tour remplacée, au fur et à mesure que de nouveaux niveaux de Réalité seront découverts, par des théories encore plus unifiées. Ce processus continuera à l'infini, sans jamais pouvoir aboutir à une théorie complètement unifiée. L'axiome de non-contradiction sort de plus en plus renforcé de ce processus. Dans ce sens, nous pouvons parler d'une évolution de la connaissance, sans jamais pouvoir aboutir à une non-contradiction absolue, impliquant tous les niveaux de Réalité : la connaissance est à jamais ouverte.

L'unité reliant tous les niveaux de Réalité, si elle existe, doit nécessairement être une unité ouverte.

Cette unité ouverte est le résultat de l'action du tiers inclus ontologique. »

 

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