Le Tiers et le Sacré
par
Basarab Nicolescu

2

Le tiers secrètement inclus

« Il y a, certes, une cohérence de l'ensemble des niveaux de Réalité, mais cette cohérence est orientée : une flèche est associée à toute transmission de l'information d'un niveau à l'autre. Par conséquence, la cohérence, si elle est limitée aux seuls niveaux de Réalité, s'arrête au niveau le plus "haut" et au niveau le plus "bas". Pour que la cohérence continue au delà de ces deux niveaux limites, pour qu'il y ait une unité ouverte, il faut considérer que l'ensemble des niveaux de Réalité se prolonge par une zone de non-résistance à nos expériences, représentations, descriptions, images ou formalisations mathématiques. Le niveau le plus "haut" et le niveau le plus "bas" de l'ensemble des niveaux de Réalité s'unissent à travers une zone de transparence absolue.

La non-résistance de cette zone de transparence absolue est due, tout simplement, aux limitations de notre corps et de nos organes des sens, quels que soient les instruments de mesure qui prolongent ces organes des sens. L'affirmation d'une connaissance humaine infinie (qui exclut toute zone de non-résistance), tout en affirmant la limitation de notre corps et de nos organes des sens, est un tour de passe-passe linguistique. La zone de non-résistance correspond au sacré, c'est-à-dire à ce qui ne se soumet à aucune rationalisation. La proclamation de l'existence d'un seul niveau de Réalité élimine le sacré, au prix de l'autodestruction de ce même niveau.

L'ensemble des niveaux de Réalité et sa zone complémentaire de non-résistance constitue l' Objet transdisciplinaire.

Dans la vision transdisciplinaire, la pluralité complexe et l'unité ouverte sont deux facettes d'une seule et même Réalité.

Un nouveau Principe de Relativité émerge de la coexistence entre la pluralité complexe et l'unité ouverte : aucun niveau de Réalité ne constitue un lieu privilégié d'où l'on puisse comprendre tous les autres niveaux de Réalité. Un niveau de Réalité est ce qu'il est parce que tous les autres niveaux existent à la fois. Ce Principe de Relativité est fondateur d'un nouveau regard sur la religion, la politique, l'art, l'éducation, la vie sociale.

Les différents niveaux de Réalité sont accessibles à la connaissance humaine grâce à l'existence de différents niveaux de perception, qui se trouvent en correspondance biunivoque avec les niveaux de Réalité. Ces niveaux de perception permettent une vision de plus en plus générale, unifiante, englobante de la Réalité, sans jamais l'épuiser entièrement.

La cohérence de niveaux de perception présuppose, comme dans le cas des niveaux de Réalité, une zone de non-résistance à la perception. L'ensemble des niveaux de perception et sa zone complémentaire de non-résistance constituent le Sujet transdisciplinaire.

Les deux zones de non-résistance de l'Objet et du Sujet transdisciplinaires doivent être identiques pour que le Sujet transdisciplinaire puisse communiquer avec l'Objet transdisciplinaire. Au flux d'information traversant d'une manière cohérente les différents niveaux de Réalité correspond un flux de conscience traversant d'une manière cohérente les différents niveaux de perception. Les deux flux sont dans une relation d'isomorphisme grâce à l'existence d'une seule et même zone de non-résistance. La connaissance n'est ni extérieure, ni intérieure : elle est à la fois extérieure et intérieure. L'étude de l'Univers et l'étude de l'être humain se soutiennent l'une l'autre. La zone de non-résistance joue le rôle du tiers secrètement inclus, qui permet l'unification, dans leur différence, du Sujet transdisciplinaire et de l'Objet transdisciplinaire.

Le troisième tiers - le tiers secrètement inclus - est le gardien de notre mystère irréductible, seul fondement possible de la tolérance et de la dignité humaine. Sans ce tiers tout est cendre. »

 

L'attitude transreligieuse
et la présence du sacré

 

« Le problème du sacré, compris en tant que présence de quelque chose d'irréductiblement réel dans le monde, est incontournable pour toute approche rationnelle de la connaissance. On peut nier ou affirmer la présence du sacré dans le monde et en nous-mêmes, mais on est toujours obligé de se référer au sacré, en vue d'élaborer un discours cohérent sur la Réalité.

Le sacré est ce qui relie. Il rejoint, de par son sens, l'origine étymologique du mot "religion" ( religare - relier ) mais il n'est pas, par lui-même, l'attribut d'une religion ou d'une autre : " Le sacré n'implique pas la croyance en Dieu, en des dieux ou des esprits. C'est ... l'expérience d'une réalité et la source de la conscience d'exister dans le monde " - écrit Mircea Eliade. Le sacré étant tout d'abord une expérience, il se traduit par le sentiment de ce qui relie les êtres et les choses et, par conséquent, il induit dans les tréfonds de l'être humain le respect absolu des altérités unies par la vie commune sur une seule et même Terre.

L'abolition du sacré a conduit à l'abomination d'Auschwitz et aux vingt-cinq millions de morts du système staliniste.

L'origine du totalitarisme se trouve dans l'abolition du sacré. Le sacré, en tant qu'expérience d'un réel irréductible, est effectivement l'élément essentiel dans la structure de la conscience et non pas un simple stade dans l'histoire de la conscience. Lorsque cet élément est violé, défiguré, mutilé, l'Histoire devient criminelle.

Le modèle transdisciplinaire de la Réalité jette une nouvelle lumière sur le sens du sacré. Une zone de résistance absolue relie le Sujet et l'Objet, les niveaux de Réalité et les niveaux de perception.

Cette zone, qui est une zone de non-résistance quand le Sujet et l'Objet sont considérés séparément, apparaît paradoxalement comme une zone de résistance absolue quand le Sujet et l'Objet sont unifiés. Car cette zone résiste à toute compréhension, quel que soit son niveau. C'est l'accord entre les niveaux de Réalité et les niveaux de perception qui opère cette mutation entre non-résistance et résistance absolue. Le sacré acquiert un statut de Réalité au même titre que les niveaux de Réalité sans néanmoins constituer un nouveau niveau de Réalité, car il échappe à tout savoir. Entre le savoir et la compréhension il y a l'être. Mais, le sacré ne s'oppose pas à la raison : dans la mesure où il assure l'harmonie entre le Sujet et l'Objet, le sacré fait partie intégrante de la nouvelle rationalité.

Le mouvement, dans ce qu'il a de plus général, est la traversée simultanée de niveaux de Réalité et de niveaux de perception. Ce mouvement cohérent est associé simultanément à deux sens, deux directions : un sens "ascendant" (correspondant à une "montée" à travers les niveaux de Réalité et de perception) et un sens "descendant" (correspondant à une "descente" à travers les niveaux). La zone de résistance absolue apparaît comme la source de ce double mouvement simultané et non-contradictoire, de la montée et de la descente à travers les niveaux de Réalité et de perception : une résistance absolue est bien évidemment incompatible avec l'attribution d'une seule direction - de montée ou de descente - précisément parce qu'elle est absolue.

Cette zone est un "au delà" par rapport aux niveaux de Réalité et de perception, mais un au delà relié à eux. La zone de résistance absolue est l'espace de la coexistence de la trans-ascendance et de la trans-descendance. La zone de résistance absolue est à la fois transcendance immanente et immanence transcendante. Ce qui conviendrait pour désigner cette zone de résistance absolue, c'est le mot "sacré" en tant que lumière du tiers secrètement inclus conciliant la transcendance immanente et l'immanence transcendante. Le sacré permet la rencontre entre le mouvement ascendant et le mouvement descendant de l'information et de la conscience à travers les niveaux de Réalité et les niveaux de perception. Cette rencontre est la condition irremplaçable de notre liberté et de notre responsabilité. Dans ce sens, le sacré apparaît comme la source ultime de nos valeurs. Il est l'espace d'unité entre le temps et le non-temps, le causal et l'a-causal.

Les différentes religions, ainsi que les courants agnostiques et athées se définissent, d'une manière ou d'une autre, par rapport à la question du sacré. Le sacré, en tant qu'expérience, est la source d'une attitude transreligieuse. La transdisciplinarité n'est ni religieuse ni areligieuse : elle est transreligieuse. C'est l'attitude transreligieuse, issue d'une transdisciplinarité vécue, qui nous permet d'apprendre à connaître et apprécier la spécificité des traditions religieuses et areligieuses qui nous sont étrangères, pour mieux percevoir les structures communes qui les fondent et parvenir ainsi à une vision transreligieuse du monde.

L'attitude transreligieuse n'est en contradiction avec aucune tradition religieuse et aucun courant agnostique ou athée, dans la mesure où ces traditions et ces courants reconnaissent la présence du sacré. Cette présence du sacré est, en fait, notre trans-présence dans le monde. Si elle était généralisée, l'attitude transreligieuse rendrait impossible toute guerre de religions.

L'attitude transreligieuse n'est pas un simple projet utopique : elle est inscrite dans le tréfonds de notre être. A travers le transculturel, qui débouche sur le transreligieux, la guerre des cultures, menace de plus en plus présente à notre époque, n'aurait plus aucune raison d'être.

...(...)... »

© Basarab NICOLESCU
Physicien théoricien au CNRS
Président du CIRET


2