Rectoversion et art occidental
par
Alexandre L'Hôpital-Navarre

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III/ Et la Rectoversion, dans tout ça?


1. La Rectoversion dans le tamis occidental

La Rectoversion n’est ni classique, ni moderne, ni contemporaine, car elle est tout cela en même temps et encore plus que cela.

Classique, car elle utilise les techniques traditionnelles de la peinture sur aplats et qu’elle ne se désolidarise pas de la figuration.

Moderne, car elle peut adopter toutes les formes de figuration, y compris le minimalisme et l’abstraction.

Contemporaine enfin, car dans sa structure, elle offre un concept qui ne peut que susciter la réflexion, le dépassement des normes, de l’uniformisation de l’interprétation, de l’univocité des significations. Parce qu’elle accule aussi le spectateur au déplacement, à la recherche, à l’investigation de ce qui est en dehors et au-dedans de ce qui est présenté et représenté.

Et c’est parce qu’elle est tout cela à la fois qu’elle dépasse d’emblée toutes les contradictions, tous les dualismes, toutes les oppositions inhérentes à ces courants. Ainsi, un classique ou un moderne refusera dans la Rectoversion sa fonction conceptuelle, tandis qu’un contemporaliste lui refusera sa figuration ; ce que les deux partis, d’ailleurs, ne manquent jamais de faire, pour autant qu’ils soient retranchés et confinés dans leur point de vue. Ils ne peuvent sortir de leur conception dualiste là où la Rectoversion résout tous les contraires, tous les conflits.

Enfin, la Rectoversion est à la fois occidentale et traditionnelle.

Occidentale d’abord pour les références historiques précitées. Occidentale surtout quant à la part d’innovation apportée par son créateur Michel De Caso qui en a fait un concept inédit et original. Occidentale enfin, ou plus précisément moderne, par sa formation autodidacte et son indépendance sociale, son aspect avant-gardiste et visionnaire.

Traditionnelle en dernier ressort, parce que la nature triface d’une rectoversion nous plonge automatiquement dans une dimension non-dualiste, donc métaphysique, sinon transcendantale. On se rappellera que, dans quelques interviews, Michel De Caso avoue s’affilier d’avantage à la tradition plastique du moyen age plutôt qu’à tout autre courant occidental.

Dans Métaphysique de la Rectoversion, j’ai proposé quelques réflexions sur la dimension traditionnelle ou métaphysique de ce « support-concept ». J’y reviens succinctement.



2. L’art traditionnel ou la magie de la symbiose

Je veux soutenir ici que ce qui est à l’origine de la crise de l’art, c’est la perte progressive, dans son histoire, de sa fonction transcendantale. Par « fonction transcendantale », je veux désigner cette opération qui, dans la relation entre l’artiste et l’œuvre, entre le spectateur et l’œuvre, génère une réconciliation, une unification, une régénération et une transformation entre eux et la réalité, ou plus prosaïquement, entre eux et leurs forces d’adaptation, de recréation de leur propres modes d’existence, de leur énergie vitale.

L’enjeu est existentiel, fondamental à l’homme, et les aspects esthétiques, sociologiques, économiques, culturels qui caractérisent inévitablement cette entreprise ne seront toujours que secondaires et parcellaires, relatifs à un contexte historique. C’est pourquoi ils ne pourront jamais se suffire à eux seuls, si on les isole de cet enjeu, à expliquer, à comprendre, justifier la fonction de l’art.

Dans le même ordre d’idée, cette fonction n’est appréhendable ni dans l’objet, ni dans le sujet de l’art. Cette impossibilité, d’ailleurs, a justifié toutes les théories, depuis la Renaissance, de la philosophie esthétique aux historiens et critiques d’art, dont le but effréné consiste à recréer artificiellement le lien, redéfinir la relation qui est au fondement entre l’objet d’art et ses acteurs/spectateurs. Mais toutes ces profusions de machouillages logomachiques certifient, par là même qu’elles s’affichent et se bousculent, l’absence, la perte effective de ce lien, de ce fondement.

Tout au plus, elle indique que, d’un rapport immédiat, fondamental et transcendantal, le rapport artistique s’est déplacé et isolé dans une simple représentation intellectuelle (l’art, ses relations), associée à une simple réaction émotionnelle (le goût ?), à la fois dissociées et agrégatisées, qui ne laissent plus que l’art et l’homme seuls face à eux-mêmes ; sans lien, sans unité, sans ouverture, et sans aucune autre interrogation qu’une spéculation sur leur crise identitaire : qu’est-ce que l’art, qu’est-ce que son objet, qu’est-ce que son sujet ; c'est-à-dire qu’est-ce que l’homme ?

On constate sous ce rapport que le contemporanisme, en adoptant pour règle incompressible de sortir à tout prix du cadre esthétique, académique, a investi tout le champ d’expression, dans ses techniques, ses lieux, ses repères, ses philosophies. Il occupe tout l’espace. En occupant tout l’espace, aucune verticalité ne peut émerger. Seul le spectacle, le spectaculaire créé l’événement de l’art, conditionne la relation artistique. Le cadre du jeu, les règles de l’enjeu se dérobe sous nos pieds. Tout est figé dans l’agitation. Il n’y a plus de distance, et on créé la relation par la vitrine des « représentations ». Il n’y a plus de vie, et on « met en scène » pour provoquer la réaction. L’occident est un cadavre qui court décapité. L’occident doit nécessairement se coucher.

Et c’est justement au moment où la problématique de l’art comme celle de l’homme consiste exclusivement à vouloir trouver sa définition, son explication que se révèle, se manifeste la « crise ». L’art et l’homme, par nature, par conditionnement, ne peuvent faire autrement qu’échapper à toute définition. Ils sont chemin vivant. Leur âme est leur quête. Ils sont leur quête. L’art n’est pas autre chose que ce qu’il ne peut pas être. L’art n’est que relation. Et sa certification, c’est la magie de la symbiose.

Histoire de l’art préhistorique

Tout peintre, critique et marchand d’art occidental devrait posséder dans son portefeuille, ou placarder sur son front, à défaut d’une photo de ses enfants ou même de son chien, une reproduction des peintures pariétales ou rupestres préhistoriques.

Comment réfléchir justement sur l’histoire de l’art sans partir de son point le plus reculé, le plus initial ?

« La découverte, en 1994, de la grotte Chauvet (en Ardèche) » , nous dit Michel Lorblanchet (directeur de recherche au CNRS, L’art, 2002), «  a ruiné la thèse traditionnellement admise d’une évolution stylistique de l’art préhistorique telle que l’avait élaborée André Leroi-Gourhan. Il avait en effet classé les peintures rupestres en 4 styles, selon leur degré de perfection, qui étaient sensés représenter leur plus ou moins grande ancienneté. Or, les peintures de la grotte de Chauvet sont parmi les plus anciennes trouvées à ce jour (-32 000 ans) soit deux fois l’age de Lascaux (-17 000 ans), mais leur style est très comparable (magdalénien). »

J’ajouterai en aparté que cette découverte remet en cause non seulement « l’évolution stylistique préhistorique », mais également l’évolutionnisme stylistique et occidental tout court. Car qui n’est pas ébloui par la maîtrise, la beauté de ces fresques ? Chauvet est la preuve indubitable que les déterminations historiques ou socio-économico-culturelles ne sont d’aucun recourt pour comprendre, appréhender la fonction artistique.

Laissons donc Michel Lorblanchet nous orienter sur ce sujet :

« On peut comparer les grottes ornées à de véritables sanctuaires. Contrairement à une idée courante, les grottes ne sont pas des lieux de vie pour les hommes de la préhistoire. Lorsqu’ils s’aventurent au fond des cavernes, dans des lieux obscurs, difficiles d’accès, inhospitaliers, ce n’est pas pour y vivre, mais pour pratiquer des cérémonies sacrées, souvent secrètes. Beaucoup de peintures ont été retrouvées dans des galeries et cavités profondes, que l’on atteint après avoir traversé des couloirs très étroits, ou même les spéléologues ont du mal à pénétrer. Cette prise de possession du monde souterrain implique une grande charge émotionnelle. Il faut avoir soi-même parcouru ces galeries sombres, avoir rampé sur plusieurs dizaines de mètres, avec une petite lampe à huile en main, pour comprendre la forte impression que peut ressentir un homme dans cet univers souterrain. En pénétrant dans les profondeurs des grottes, les premiers hommes ont le sentiment d’accéder à un autre monde. Il y a manifestement une dimension symbolique. Et c’est là qu’ils ont décidé de peindre des animaux, des figures humaines stylisées, des signes abstraits. Tous ces motifs ont manifestement une signification magicoreligieuse. »

« La signification complète de ces images nous restera toujours en grande partie inaccessible, car nous n’avons pas de témoignages direct sur les rituels, les mythologies, les cérémonies associées à des peintures. Mais en explorant à fond une caverne, en essayant de s’appuyer sur les témoignages ethnologiques, là où l’art rupestre a survécu jusqu’à récemment, comme en Australie, on peut tenter quelques hypothèses.

Si l’art préhistorique est associé sans aucun doute à des croyances et pratiques sacrées (comme le fut l’essentiel de l’activité artistique jusqu’à récemment dans l’histoire de l’humanité), pour ma part je ne pense pas que l’on puisse tout réduire à une seule grille de lecture, chamanique, par exemple ». (…)

« Je crois effectivement que l’étude des cathédrales est de nature à nous aider à nous forger quelques rudiments d’hypothèse sur l’art des grottes ornées et ses fonctions. J’ai retrouvé dans les grottes ornées paléolithiques des traces d’aspersion, d’attouchement des parois et des œuvres, de repeints, d’utilisation des caractéristiques acoustiques du lieu pour la création de sons rythmiques, toutes choses que l’on note encore aujourd’hui dans l’ensemble des sanctuaires de l’humanité. »

En Australie, dans l’observation de l’art aborigène, M. Lorblanchet poursuit : « j’ai d’abord constaté l’énorme complexité de ces peintures, des rites et mythes qui leur sont associés, complexité aussi des techniques de peinture ; » (…) « Parfois on rafraîchit entièrement une peinture, parfois, on se contente de la retoucher avec un bout de pigment. Le but n’est pas dans ce cas de rénover l’image mais de réactiver le pouvoir magique de l’esprit-animal représenté. Ainsi, les peintures redeviennent fonctionnelles. Rénover les peintures, c’est comme effectuer une prière aux esprits. »

« En gros, les hommes peignent pour les mêmes raisons, et les mêmes thèmes mythiques se retrouvent un peu partout. » (…) « On invoque des esprits-animaux qui interviennent dans le cycle de la vie pour la fécondité, pour conjurer la maladie, pour célébrer le totem de groupes, pour initier les jeunes, pour vénérer les ancêtres, etc. »

« En Inde, dans toutes les régions rurales, on trouve un art mural dans les maisons de paysans qui est la continuation de la longue tradition de l’art rupestre. » (…) « Les mêmes thèmes, sans doute en partie les mêmes mythes, se retrouvent aujourd’hui dans les peintures que font les paysans chaque années dans les maisons. Le but est d’agir sur les esprits qui gouvernent le monde ; la peinture est une façon de favoriser la moisson, de guérir une maladie, d’écarter les mauvais esprits. Ce sont des thèmes magico religieux universels. Il y a aussi des peintures uniquement réalisées pour des raisons esthétiques. »(…)

« Dans l’exemple que je viens de donner, rien ne permet de distinguer une peinture chamanique d’une autre qui lui ressemble et qui ne l’est pas, qui a été exécutée dans un but décoratif par exemple. L’art paléolithique a peut-être des dimensions chamaniques, mais il faut être encore très prudent avant de vouloir apporter une explication sur des peintures faites il y a 25 000 ans, l’auteur n’étant plus là pour confier ses secrets. »

J’ajouterai en parallèle l’exemple des arts traditionnels du bouddhisme tibétain, notamment celui des mandalas, qui représentent symboliquement l’organisation dynamique des forces de l’univers. Leur création effectuée par des moines, consiste en un rituel initiatique, qui se termine d’ailleurs, lorsque celui-ci est fabriqué avec des grains colorés, par sa destruction et sa dispersion dans un cours d’eau sensé représenter le courant karmique de l’existence, tandis que, sous d’autres formes, ils offrent un support de « méditation » effectuée selon des règles préétablies par les maîtres pour tous les pratiquants. Mais les exemples sont aussi abondants qu’exhaustifs.



3. La dualité dans l’art préhistorique

En conclusion de ce fastidieux parcours historique, nous nous inclinons devant notre incapacité à définir l’art pour autant que l’on continue à en isoler, pour y réfléchir, son sujet, son objet, et le lien qui les unit.

Tout au moins pouvons-nous observer que seule une dynamique dualiste est susceptible de faire émerger cette « magie de la symbiose » évoquée. Reportons nous donc une dernière fois à l’art pariétal et rupestre, dans l’article « la religion de l’homo sapiens » de L’encyclopédie des religions (Bayard, 2000), par Emmanuel Anati.

« Dans la pensée originelle de l’homme, la vie et la mort étaient vues comme un couple complémentaire. Emblématiques à cet égard sont les figurations vulvaires (symboles de vie) sur le corps de figures de proies animales (ossements d’animaux qui ont été tués et consommés) ». (…) « Apparaît là l’indivisibilité dualiste de la vie et de la mort ».

« Le repas est l’acte à travers lequel se réalise la symbiose des esprits, qui constitue la complétude, et qui se concrétise avec l’intégration de l’esprit de l’animal dans le corps de l’homme. Dans cette association binaire entre âme et corps, on trouve une autre expression de la conception dualiste. »

« L’application du concept dualiste dans la relation homme-animal trouve un prolongement dans les visions totémiques de la nature, encore actuelles chez certaines populations tribales. » (…) « Un tel concept prend des formes assez diverses d’une zone à l’autre, d’une tribu à l’autre, mais conserve au fond une exceptionnelle homogénéité. »

« L’association dualiste homme-femme demeure un facteur fondamental de la pensée jusqu’à aujourd’hui. Devant des exemples aussi éclatants de l’union des complémentaires comme facteur de complétude et d’unité, il n’est pas difficile de comprendre comment la conception dualiste s’est développée en s’étendant à d’autres aspects des croyances et de la vision de l’univers. Selon cette conception, chacun des deux pôles avait besoin de l’autre pour se réaliser, comme s’il s’était agi de charges électriques de signes opposés qui, faisant contact, émettent un scintillement. Une conception assez semblable se maintient encore chez certaines populations australiennes (…). L’art paléolithique semble refléter ce dualisme dans des formes d’une déconcertante complexité. Y sont représentés des animaux auxquels était attribuée une valeur masculine, et d’autres auxquels était donnée une valeur féminine. (…) Les deux auteurs s’accordent sur la vision d’une interaction entre les deux sexes attribuée aux associations cheval-bison. (…) La faune change, mais pas les concepts. »

« De la permanence des mêmes associations au cours de centaines de générations, on peut déduire qu’il y avait une foi absolue et totale dans cette vision cosmologique, foi qui a animé l’humanité depuis quarante mille ans jusqu’à environ dix mille ans. Pendant une période de trente mille ans s’est ainsi perpétuée une idéologie basée sur l’exaltation épique du dualisme, qui trouvait une expression dans la confrontation quotidienne entre l’homme et l’animal, devenue le critère d’analogies pour d’autres rencontres entre principes opposés. Ce monde intellectuel et religieux très riche est attesté par l’étude comparative de l’art et des concepts analogues persistant chez les peuples chasseurs encore vivants dans certaines régions reculées de la planète. Il nous révèle la merveilleuse magie de l’intellect humain, qui a caractérisé l’espèce depuis les origines. »

A méditer, avec ou sans la Rectoversion.

 

© Alexandre L'Hopital-Navarre, mars 2006

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