Le Métadualisme
par
Alexandre L'Hôpital-Navarre

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V/ LE METADUALISME : LA « VOIE SANS CHEMIN »


1/ Embrasser

Si la dualité constitue le présupposé relationnel et structurel fondamental à l’Homme, on observe donc que celle-ci peut dériver, par ce qu’on appelle le dualisme, dans la séparation et la confusion, vers un point de non-retour sur elle-même, vers une paralysie hallucinatoire, pour aboutir à la perte de soi, c'est-à-dire à la perte du lien dynamique et unitaire que cette dualité garantissait pourtant en nature.

En comprenant ce mécanisme du dualisme, on comprend d’emblée que rien ne sert de s’y opposer ou de le nier, sinon qu’en recréant une nouvelle forme de dualisme : ce qu’on appelle le monisme. L’attitude justifiable consiste au contraire à en retourner les travers sur eux-mêmes, à les apprivoiser pour mieux les utiliser à rebours, et revenir par ce fait à la source vive et régénérante de ce qui en est l’origine : la dualité.

Ainsi, cette attitude ou ce point de vue se caractérise par le fait d’englober, dans ses actions et ses pensées, tous les aspects duaux des choses auxquelles on est confronté, en omettant jamais, en se rappelant toujours de ne pas les séparer, et en même temps de ne pas les confondre, c'est-à-dire de les réinterroger et de les comprendre dans un tout dynamique où ils seraient sans cesse à la fois distincts et interreliés.

Une formule magique exprime ce point de vue : « embrasser les contradictions ».

Prendre à bras le corps et en toute chose les forces contradictoires qui les habitent. Ne pas rejeter (se séparer), et simultanément ne pas s’attacher (se confondre). Ne pas fuir, ne pas projeter. Mais pour ce faire, l’impératif, la condition est de mettre à plat, de mettre à jour sans concession, sans omission ces contradictions telles qu’elles nous apparaissent. Mettre cartes sur table ; accueillir sans chercher à retenir.

 

2. Dépasser

A l’inverse, cette double attitude contradictoire replace automatiquement le sujet qui l’adopte dans un état d’esprit ou de fait à la fois unitaire et dynamique, c'est-à-dire dans une unité qui n’est pas figée et dans une énergie qui n’est pas entropique.

Nous voyons donc que le fait d’englober les contradictions nous amène logiquement et immédiatement dans le dépassement de la dualité, ou bien dans la résolution effective du dualisme qui y sommeille. Il faut entendre que ce « dépassement » ne veut pas dire s’échapper, sortir en dehors, fuir à l’extérieur, mais qu’il repositionne la dualité non plus comme une force close sur elle-même et éclatée en périphérie que comme une force qui fait corps et qui renouvelle. Cette double fonction duale «  d’englober » et de « dépasser » est celle-là même que l’on attribue au terme « au de-là », lui-même synonyme du préfixe « méta ».

Encore une fois, « méta » ne signifie pas « en dehors », il ne désigne pas un « ailleurs », un « après », une séparation, mais un « tout » qui part de « quelque chose » pour y revenir sans cesse, pour le réunifier et le réactualiser. C’est pourquoi il est toujours inséparable d’un suffixe.

« Métadualisme » ne veut pas dire « en dehors », « contre le dualisme », mais « point de vue qui à la fois embrasse et dépasse le dualisme », qui est résolution instantané de la dualité dans un tout dynamique.

Si, au cours de son histoire, d’Aristote à Descartes, et de Descartes aux sciences modernes, le préfixe « méta » a pris le sens de « supra », de « supérieur », « d’extérieur », c’est qu’il fut et reste pour eux impossible d’imaginer seulement, dans leur indéracinable dualisme, que d’embrasser un rapport dual puisse induire un dépassement de celui-ci, et que de dépasser ce rapport puisse être compatible avec le fait d’en considérer la complémentarité.

Il va pourtant de soit que, dans une configuration trilogique et isocèle, aucun des trois termes ou des trois sommets ne peut être en soi « supérieur » ou à « l’extérieur » des deux autres, puisqu’ils se situent tous les trois sur le même cercle à équidistance de leur centre commun (voir annexe schéma 1).

Et lorsque le dualisme tente enfin de le faire, dans la suite de la dialectique hégélienne, l’émergence d’un troisième terme ne peut survenir que de façon chronologique, rationnelle et substantielle, si bien que ce qu’il appelle « synthèse » vient se placer invariablement sur la même ligne prédéssinée par la réunion géométrique de la thèse et de l’antithèse. La synthèse vient après l’antithèse qui vient après la thèse, sur une même et seule droite, sur un même et seul plan de réflexion, que l’on place d’ailleurs cette droite verticalement ou horizontalement.

Et ce schéma signe l’aveu de la perte effective de tout principe réel, principe exprimé symboliquement par la figure du point autour duquel tourne concentriquement le cercle de la manifestation à la fois tangible et informelle.

 

3. Le principe zéro

En approfondissant l’attitude métadualiste, il convient donc derechef de l’avaliser selon la configuration ternaire et concentrique de tout principe. Ainsi, l’embrassement et le dépassement de la dualité doivent toujours suivre deux niveaux concomitants.

Le premier niveau horizontal, substanciel ou onthologique, constate ce qui se présente à nos sens, devant nos yeux en le reconsidérant comme constitué d’une dualité intrinsèque et contradictoire : la respiration émane de l’alternance d’inspiration/respiration. Nous sommes ici dans un rapport causal, successif. Il est impossible d’inspirer sans expirer, impossible d’expirer sans inspirer, et il est impossible d’inspirer et de respirer en même temps.

Le deuxième niveau vertical, essentiel, métaphysique, rappelons-nous, confronte ce phénomène bipolaire de la respiration avec sa « possibilité d’être », -la respiration-, tel que cet être nous apparaît physiquement. Or, quel est le principe de cette « possibilité de respiration », sinon justement son contraire, c'est-à-dire la « non-respiration » ? Pour qu’une respiration se manifeste en tant que telle, en tant qu’essence, même si elle doit passer par la double action physique d’inspiration/expiration pour le faire, ne faut-il pas supposer qu’elle provienne en principe d’une absence de respiration ? Comment pourrions-nous distinguer un son dans un bruit perpétuel sinon que par rapport et en raison essentielle du silence ?

Nous sommes ici dans une relation non-causale, instantanée et simultanée, car cette « possibilité essentielle de respiration », dépendante du principe de « non-respiration », reste toujours présente et identique en essence, que ce soit dans l’inspiration ou l’expiration. Si l'on généralise cette règle duale fondamentale, force est de constater que ce qu’on appelle l’être, même « suprême », pour autant qu’il se manifeste en fonction de rapports physiques contradictoires, est en principe dépendant du « non-être » pour être ce qu’il est.

 

4. Matérialisme et spiritualisme

S’il est impératif de bien associer ce double niveau de confrontation dans la démarche métadualiste, c’est parce qu'en oublier un en faveur de l’autre provoquerait une séparation dualiste encore plus nuisible que toutes les autres : « la taille des sarments ».

On retrouve ce dualisme crucial dans la séparation classique de « l’esprit » et la « matière ». En prolégomène de ce que le monde physique serait toujours dual et le monde métaphysique des Idées serait toujours « un », on en conclut que les deux ne peuvent se supporter, et on les sépare alors arbitrairement, artificiellement, en faisant place nette et en imaginant un point de vue fixe, immuable et transcendantale qui s’abrogerait de toute notion de dualité. Survient alors cet interminable balancement insoluble entre « tout est esprit » et « tout est matière », entre « le monde est illusoire en raison de Dieu » et « le monde est absolu en raison de la non-existence de Dieu ».

Dans le même sillage rencontre-t-on la tentative désespérée et désespérante de résolution, initiée grâce à la dialectique de Hegel qui, par la confrontation d’une thèse à une antithèse, voudrait faire émerger une synthèse soit disant unitaire, alors que, nous l’avons rétabli, si « synthèse » réelle il y a, celle-ci ne peut en aucun cas, comme dans cette spéculation, être le résultat logique, chronologique, causal, successif et encore moins rationnel d’une quelconque dualité.

Mais cette séparation toute moniste dualiste provient, encore une fois, d’une confusion ravageuse : celle qui considère l’essence, c'est-à-dire la pensée, comme le principe lui-même, c'est-à-dire la non-pensée, alors que la pensée n’est qu’un des trois termes, qu’un des trois attributs de ce principe.

 

5. « Ne demeurer sur rien »

Ce double niveau évolue donc à travers une bipolarité que l’on pourrait formulée en « ni ni/ ni ni-ni », c'est-à-dire ni la négation directe d’un principe, ni la négation indirecte de la négation de ce principe ; « négation de la négation » qui équivaut en fait à une affirmation, ou une « affirmation négativiste » comme dans le monisme. Il s’agit de ne jamais s’arrêter, de ne jamais demeurer sur une quelconque affirmation, car s’y arrêter ou y demeurer transformerait cette affirmation en une chose en soi, donc en un facteur de séparation et de confusion.

Le principe, le non-être, n’est pas saisissable, puisqu’il est dépendant, pour être ce qu’il est, d’un conditionnement dual à la fois essentiel et substantiel, vertical et horizontal, intangible et tangible ; conditionnement toujours soumis aux lois de changements ou de transformations. Le non-être n’est pas non plus séparé de l’être et de ses attributs bipolaires ; il ne s’y oppose pas. Le point de vue métadualiste embrasse et dépasse simultanément l’être et le non-être. Si le principe est non-soi, non-affirmation, celui-ci, en tant que négation d’une affirmation demeure encore une affirmation. C’est pourquoi le non-soi, le non-être, la non affirmation ne peuvent jamais constituer une fin en soi, une solution réelle, sinon que dans leur confrontation permanente avec leurs expressions directes ; celles de l’être, évoluant de par la bipolarité de forces tangibles contradictoires.

C’est dans le monde phénoménal, dans la manifestation, dans le corps que tout doit se jouer, que tout doit se réaliser, et nulle part ailleurs, puisque c’est de là dont nous partons, et c’est là où nous allons inévitablement.

 

6. La méthode

Nous avons donc vu que l’attitude métadualiste détermine une renaissance du point de vue et du monde qui l’entoure. Mais celle-ci ne dit rien sur les méthodes ou les techniques qui garantiraient son efficacité et son intégrité.

C’est que, en admettant l’aspect incontournablement dual de notre conditionnement existentiel, toute technique ou toute méthode y participe nécessairement, et peut donc être a priori et à fortiori un terrain propice au développement de cette attitude. Si bien que la justesse ou l’égarement ne se situe pas dans telle ou telle méthode considérée en soi, mais dans l’état d’esprit avec lequel on l’aborde et on le chemine. Cela ne signifie pas que cette méthode et que son choix n’ont pas d’importance, qu’il faille les négliger, mais qu’il faut sans arrêt les confronter à notre état d’esprit. L’état d’esprit détermine tout, et tout détermine l’état d’esprit.

C’est une autre manière de rappeler que ce n’est pas tant l’action en elle-même qui assure un résultat escompté, mais l’intention qui en est sous jacente, l’intention que nous transportons par cette action. Une action X n’aura pas le même effet en fonction de l’intention qui y est programmée.

Or, si l’on confronte ces trois termes constat/intention/résultat du principe d’action aux indications métadualistes de non-séparation/non-confusion, on perçoit alors clairement que cet état d’esprit doit constamment évoluer selon un double rapport contradictoire. D’une part, il ne doit pas rechercher un résultat prédéfini, convoiter une solution toute faite, et d’autre part, en même temps, il ne doit pas chercher à les nier, à les fuir. On retrouve ici cette assertion selon laquelle chercher à obtenir une solution idéalisée ou bien refouler, éluder toute idée de solution sous prétexte qu’elle ne serait qu’une utopie ; cette double attitude donc, l’une dans l’autre, constitue encore et toujours une projection, et par conséquent une séparation dualiste. C’est ainsi que la « quête du vide suprême », la « soif du non-être absolu » pourraient nous laisser espérer qu’elles puissent résoudre instantanément, dans leur nihilisme, toute frustration idéaliste, transcendantaliste, mais en tant que buts à atteindre, en tant qu’objectifs, elles n’en continuent pas moins de projeter, et en tant que projection, de séparer, de confondre, de frustrer. Nihilisme et idéalisme sont les deux inséparables faces d’une même pièce, l’une négativiste, l’autre positiviste.

 

7. L'état d'esprit

Partant, on utilisera un paradoxe couramment entendu pour désigner cet état d’esprit, en parlant « d’agir sans chercher à obtenir les fruits de l’action, et sans chercher à les nier ». « Ne pas chercher la vérité, ne pas fuir l’illusion ». Envisagée successivement, l’action part d’un point d’origine pour arriver à un point de conclusion. Mais cette dualité est toujours linéaire, causale, tandis que l’intention qui en « intermine » la direction, qui en accompagne l’évolution elle, reste toujours instantanée et non-causale. Si donc l’état d’esprit ne départage pas, ne catégorise pas, dans l’action, l’intention et le but à atteindre, le constat et le résultat, alors ces deux niveaux de dualité n’agissent plus en opposition dualiste, mais en complémentarité unitaire et dynamique.

C’est pourquoi cet état d’esprit n’évolue pas et ne se réalise pas dans le volontarisme, dans l’effort, dans la contrainte, ni plus que dans la démission, dans l’oisiveté, dans l’indétermination. Il en embrasse au contraire les deux aspects contradictoires, et en les embrassant, il les dépasse aussitôt, automatiquement et naturellement. Une autre formule consacrée parle « d’abandon lucide » ou de « lâcher prise éclairé ».

La démarche métadualiste ne se prévaut pas de telle ou telle méthode en soi, mais de sa confrontation avec un état d’esprit qui se situe ni dans l’opposition, ni dans la confusion. La « voie du juste milieu » n’est pas une voie de compromis, de concession, de synthèse, de partage équitable, mais d’embrassement et de dépassement unitaire et dynamique de la dualité. Elle est ce « chemin qui ne mène nulle part », sans début ni fin, sans origine ni finalité, cette « méthode sans méthode », sans volontarisme ni démission.

Cet état d’esprit du métadualisme, c’est l’état zéro de la pensée, « état zéro » qui n’est pas « néantisation », mais au contraire retour à sa source vive et infinie, source qui comprend l’alternance de pensées affirmatives/contres pensées, et en même temps la présence permanente de non-pensée comme principe fondamental de manifestation.

C’est alors que tout est là sans être là, et que tous points de vue, toutes démarches, dans leurs apparentes incompatibilités, contribuent en fait à la réalisation de l’unité dynamique universelle.

 

© Alexandre L'Hôpital-Navarre , nov.2006

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