Le Métadualisme
par
Alexandre L'Hôpital-Navarre

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IV / L'ORIGINE DE LA DUALITÉ


1/ La pensée

Nous avons vu que la dualité est un constat. On constate qu’il y a, par exemple, la lune et le soleil, l’obscurité et la clarté, le féminin et le masculin en toute chose. Or, cette objectivité est inséparable d’une subjectivité. « Constat » signifie ce qui accompagne, ce qui s’accole à un état de fait ; ce qui en témoigne ou le certifie. L’objectif ne se justifie que par le subjectif, et vice versa. Affirmer que la dualité serait une réalité objective en soi, une objectivité absolue, subtiliserait à cette dualité tout son sens, toute sa raison d’être pour l’Homme qui la pense.

Car la dualité n’existe donc qu’au moment et qu’en raison de ce que l’Homme la pense, la constate. Cette « raison », ce « moment », ce « sens » essentiel ou vertical s’apparente ainsi au troisième terme de la trilogie. Il y a le sujet de connaissance, (l’Homme), l’objet de connaissance, (la manifestation dont l’Homme fait partie), et la possibilité de connaissance elle-même : la pensée. Les trois termes équidistants par l’équilibre de leurs forces sont, comme dans un cercle, en perpétuel mouvement sur eux-mêmes, ou plus précisément évoluent autour d’un point virtuel qui est le principe de connaissance.

Voilà pourquoi nous ne désignons pas ce troisième terme ; celui de la « possibilité » de connaissance, de la « pensée », comme étant son « principe », mais comme étant uniquement sa potentialité essentielle. Tous les trois sont soumis au changements ou à une transformation perpétuelle, comme l’indique leurs emplacements sur ce cercle symbolique, tandis que leur centre principiel demeure quant à lui dans son invariable milieu (voir annexe schéma 1).

Pour continuer dans cette réflexion symbolique, nous pouvons ajouter que, selon l’image de l’arbre et de ses branches ; la sève ou le tronc, c'est-à-dire ici la pensée, se situe verticalement au milieu de ces branches manifestées, c'est-à-dire entre le sujet et l’objet de connaissance. C’est que le troisième terme, dans la trilogie, fait toujours figure, en raison de son emplacement vertical, d’interférant, et en tant que tel participe momentanément des deux qualités ou des deux fonctions duales et apparentes, celles du sujet et de l’objet de connaissance, qu’il départage et rassemble à la fois et simultanément (voir annexe schéma 3).

 

2. « Un roseau qui pense »

Cette dynamique ternaire nous amène à conclure que quel que soit le niveau d’objectivité de connaissance, et quel que soit le point de vue du sujet qui l’élabore, les deux ne peuvent se rejoindre et se redistribuer que par l’intermédiaire incontournable de la pensée. Si bien que, lorsque l’on présuppose d’une objectivité absolue du monde, il faut nécessairement se rappeler que celui-ci n’est que subjectif, ou assujetti et à un sujet et à la faculté de penser ; et lorsque le sujet de connaissance se fixe, se confine, se fige dans un point de vue qu’il croit être indélogeable et central, il faut également lui rappeler que celui–ci est tributaire, dépendant et d’un objet de pensée, fut-il lui-même, et de la pensée tout court dont on ne peut prévaloir de leurs stabilités et de leurs véracités.

Cette fonction verticale ou essentielle de la pensée, comme faculté inhérente à la connaissance, on la retrouve jusque dans l’étymologie anglo-saxonne du mot qui désigne, en anglais et en allemand, l’Homme. En effet, « man » aurait la même racine que « moon », c'est-à-dire « la lune », car comme cet astre froid, la pensée de l’Homme a la double qualité et attribution, - nous l’avons vu précédemment -, de simultanément recueillir et réfléchir ou redistribuer vers et pour le sujet et l’objet de connaissance la lumière qui émane de son principe, de leur centre commun : le soleil.

Si l’Homme, d’un point de vue superficiel, participe donc du règne exclusivement dual de l’animal, il s’en distingue par essence, en raison de sa faculté de penser, c'est-à-dire de faire abstraction. L’Homme est un animal concret, soumis aux lois duales de la nature, celles de la naissance et de la mort, et qui possède la capacité de faire abstraction. Il est au centre de ces trois pôles, et lorsqu’il sépare sa faculté essentielle d’abstraction de sa réalité substantielle d’être vivant et mortel, d’un ange, il passe à la bête, et de la bête, il passe à l’ange, sans jamais pouvoir parvenir à être ce qu’il est : un Homme, un être trois.

Il serait donc restreint et fallacieux de résumer la dualité humaine à la simple acception horizontale, substantielle ou animale d’une pulsion de vie qui s’opposerait à une pulsion de mort, et vice versa. C’est que ce rapport dual est lui-même inséparable d’une autre dualité verticale, essentielle et immédiate où la faculté de penser réside et préside en tant que force intermédiaire d’absorption et de redistribution de ces pulsions.

 

3. Abstraction

Or, nous aurons enfin touché le nœud gordien du problème lorsque nous aurons rappelé que justement, « abstraction » signifie « séparation, isolement ». La faculté essentielle de l’Homme, la pensée, est ce qui à la fois participe de son principe fondamental, de sa réalité, de son fondement, et à la fois ce qui l’en extrait irrémédiablement. Il y a comme un paradoxe apparent : la pensée possède en nature la possibilité pour l’Homme de s’abstraire de la loi duale de l’existence, où la naissance ne pourrait se conclure autrement que par la mort, mais elle ne possède en même temps aucune capacité de réaliser cette abstraction, cette délivrance. C’est comme s’il était donné à l’Homme le privilège de goûter l’infini, la « vie éternelle » sans avoir aucun moyen d’y élire domicile, d’y demeurer. La pensée nargue l’Homme, comme un antidote qui serait le poison.

De même, si l’on élève notre point de vue à un niveau cosmologique, nous devons constater que pour qu’un quelconque phénomène puisse se manifester, il faut nécessairement que deux forces opposées et complémentaires se séparent au moins virtuellement, car sans cette séparation provisoire, non seulement aucun espace de manifestation ne pourrait garantir l’émergence de ce phénomène, mais de plus, aucune énergie ne pourrait lui donner vie. Tout ne serait qu’un, mais ce « un » ne serait plus que néant. Pour être quelqu’un, il me faut inévitablement un autre, un « deux ».

Ainsi, il est crucial de prendre en compte que, lorsque l’on dénonce les travers préjudiciables du dualisme, l’objectif n’est pas de le bouc émissariser, de recréer une autre séparation, un autre dualisme entre ce que celui-ci représenterait de délétère et ce que nous voudrions lui opposer comme réponse, comme résolution. Le dualisme n’est qu’une articulation, un égarement, une dérive de la dualité elle-même, dualité qui est dans la constitution intrinsèque de l’Homme.

Nous sommes tous des dualistes en puissance, parce que nous partons tous, en tant qu’Hommes, d’une dualité quelconque, concrète et essentielle. Il n’y a pas de « dualistes » d’un côté et de « non-dualistes » de l’autre. Il n’y a que des Hommes qui essayent de répondre, de réagir à leur dualité structurelle.

On voit donc que cette notion de dualité n’est pas absconse ou superfétatoire, mais qu’elle est au cœur du cœur de l’Homme, dans le sang chaud de sa souffrance intime et universelle. Soulever et répondre à la question de la dualité, du dualisme, c’est aller directement à l’Homme, c’est traiter cliniquement sa souffrance.

Ce qui fait peur à l’Homme, ce qui le fait souffrir, ce n’est pas la mort, la séparation, la promiscuité en tant que telles, mais essentiellement l’idée qu’il en a, le fait même de les penser. La souffrance est une création mentale. C’est même le mental lui-même. Le corps n’est que sensations et émotions, douleurs et plaisirs. Tout le reste n’est que pensées.

Le problème de l’Homme est un problème de dualité, c'est-à-dire un problème de relation, un problème de pensée. Rien n’a de réalité en soi, pas même la dualité et le dualisme, sinon que dans les relations qu’ils supposent et supportent ; dans leurs relations réciproques. Et ces relations sont pour l’Homme celles de la pensée.

Mais comment résoudre enfin cet antagonisme antinomique de la pensée ?

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