Le non-dualisme de Dôgen
par
Alexandre L'Hôpital-Navarre

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Sommaire du dossier
Introduction - extraits de la conférence de Yoko Orimo
I / Parallélisme, additionnisme et rationalité
    1. Parallélisme

    2. Conjonction, continue et discontinue
    3. Additionnisme
    4. Rationalité
II/ Subjectivité et objectivité
    1. L'illusion d'un moi séparé
    2. Retournement intime
III/ Transpercement
IV/ Cesser le combat
V/ Ne stagner sur rien, ne rien rejeter
Epilogue

Introduction

 

Nous vous proposons ici de vous exposer la vision de la «vie et mort» selon Dôgen, Maître Zen japonais du XIII° siècle, telle que nous la retranscrit Mme Yoko Orimo dans le cadre d’une conférence au temple Zen de la Gendronnière le 27 mai 2005. Mme Orimo, diplômée de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, vit et travaille en France, où elle a traduit et interprété quelques extraits du Shôbôgenzô, ouvrage dudit Maître, aux éditions du Seuil et Sully, (La vraie Loi, Trésor de l’Oeil, textes choisis du Shôbôgenzô de Maître Dôgen ;  Le Shôbôgenzô de Maître Dôgen).

Outre le fait que son exposé traite de la dualité et du non-dualisme, sujet qui nous est cher, Mme Orimo, pour illustrer ses propos, utilise l’image d’une «feuille de papier», de son «recto» et de son «verso», enfin de l’idée de son «transpercement» interne, et ce avec une logique si concordante, que la correspondance avec la Rectoversion en devient presque confondante.

Extrait de la conférence de Yoko Orimo*

« Le non-dualisme de Dôgen n’est pas de l’ordre du parallélisme. Il ne s’agit pas non plus d’une addition de deux termes ni d’un triple mouvement thèse-antithèse-synthèse. Le non-dualisme de Dôgen a pour fondement l’altérité dynamique qui fait qu’au fond de soi (le verso) se trouve l’autre (le recto). Ce qui revient à dire que pour trouver l’autre, il faut aller jusqu’à l’extrême de soi, au lieu de se livrer à un mouvement parallèle ou horizontal. Tant qu’on essaiera de rejoindre l’autre sans pénétrer à l’intérieur de soi, on ne réalisera jamais, avec l’autre, l’unité réflexive que revendique le non-dualisme de Dôgen. En transperçant le recto, on aboutit au verso, et en transperçant le verso, on aboutit au recto. Chacun des deux côtés est l’autre de son autre. Chacun des deux trouve son autre au "fond" de soi, et ce "fond" est sans fond, puisque le recto "est" le verso tout en ne l’étant pas, et le verso "est" le recto tout en ne l’étant pas. C’est au "fond" -sans fond- de la mort qu’il faut retrouver la vie, c’est au "fond" -sans fond- du coeur qu’il faut retrouver le corps, et c’est au "fond" -sans fond- de l’invisible qu’il faut retrouver le visible, et vice versa. La mort ne vient pas "après" la vie, ni une autre vie "après" la mort. Puisque la vie et la mort ne font qu’une comme le recto et le verso d’une seule feuille de papier, celui qui est allé jusqu’à l’extrême de la mort verra la vie. Puisque le visible et l’invisible ne font qu’un comme le recto et le verso d’une seule feuille de papier, celui qui va jusqu’au bout de l’invisible trouvera le visible. L’altérité de chacun des deux côtés par rapport à son autre est si "fondamentale" que ni l’un ni l’autre n'a besoin "en plus" de son autre pour exister. Le recto n’a pas besoin "en plus" du verso pour exister, et inversement.

Du moment que l’un est là, l’autre est déjà là. Et c’est seulement une telle unité réflexive sans épaisseur, l’unité la plus intime de toutes, qui permet une part de ce que Dôgen appelle "le secret" : "Où un côté s’éclaire, l’autre reste sombre" écrit-il. Mais si intime que soient l’un à l’autre le recto et le verso, le recto (la vie) sera toujours le recto (la vie), et le verso (la mort), le verso (la mort) ; dans le monde "réel" on ne peut jamais voir simultanément les deux côtés opposés, mais seulement la forme qui transparaît du verso au recto. »

* remerciements à Yoko Orimo pour son autorisation de reproduire son texte.

 

I/ Parallélisme, additionnisme et rationalité.


« Le non-dualisme de Dôgen n’est pas de l’ordre du parallélisme. Il ne s’agit pas non plus d’une addition de deux termes ni d’un triple mouvement thèse-antithèse-synthèse. »

Mme Orimo nous met en garde contre les interprétations erronées du non-dualisme. Elle utilise pour ce faire l’image géométrique de la droite qui représente la linéarité du temps.

1. Parallélisme.

Dôgen n’envisage pas la vie-et-mort comme deux principes –deux droites- séparés sur un même plan de réflexion, mais comme constituant une seule et même droite qui nous apparaît différemment selon qu’on la regarde depuis l’hémi plan sud ou nord pour une ligne horizontale, et depuis l’hémi plan ouest ou est pour une ligne verticale.

En effet, Mme Orimo nous fait remarquer d’emblée que le mot «mort» en français est corrélatif du mot «vie». « Le mot "mort" est issu du latin mortem, accusatif de mors : "cessation de la vie". Remarquons que le mot "mort" ne peut avoir de sens autonome, séparé du mot "vie" ». C’est pourquoi le Zen ne dit pas « la vie et la mort », mais « vie-et-mort : shôji » ; «mot composé qui nous introduit dans le domaine de samsâra [cycle incessant des naissances et des disparitions], domaine de l’égarement»

Dans notre égarement, nous regardons communément notre existence et notre monde comme une suite ininterrompue d’apparitions et de disparitions de phénomènes, d’entités. La mort est pour nous la cessation de quelque chose qui se manifeste à nous, de «ce qui est pour nous». Elle n’est pas seulement ce qui est séparé chronologiquement de la naissance par la simple existence de l’être que cette naissance a manifesté, mais elle est de plus ce qui nous sépare de cet être même. Les trois temps ; naissance, existence et mort sont alors séparés les uns des autres, compartimentés. Il n’y a pas de simultanéité, mais une succession de moments que nous appelons tour à tour naissance, existence ou mort.

En cessant de discriminer par la réalisation de Bodaïshin, l’esprit de la Voie, il n’y a plus de séparation entre l’avant et l’après de chaque moment. Ainsi, la considération de l’interpénétration de la naissance et de la mort nous les fait reconnaître comme deux aspects inséparables d’une même réalité. « "Ces naissances-et-morts ne sont autres que la Vie de l’Eveillé" dit Dôgen dans son texte  Shôji ». «Vie» avec un V majuscule, car elle désigne alors la claire vision de «l’Eveillé» : l’esprit infini de Bouddha qui est notre nature profonde ; l’esprit non-discriminant. Même si nous ne pouvons connaître l’avant de la naissance et l’après de la mort, chaque existence possède pourtant nécessairement son avant et son après. Ainsi, un koan zen dit : « quel visage avais-tu avant ta naissance ?» (1).



(1) « koan » zen. Le koan ne signifie pas «énigme», mais «sentence, arrêt qui fait jurisprudence». Il ne faut pas chercher à le comprendre rationnellement mais le réaliser par zazen et l’esprit de la Voie.

 

2. Conjonction, continue et discontinue.

Nous assistons alors à deux niveaux concordants d’unification des contraires ; celle d’une linéarité horizontale ou continue du temps, et celle d’une linéarité verticale ou discontinue.

Le premier niveau horizontal envisage l’apparition et la disparition des phénomènes de façon continue selon « la loi de causalité directe (Jinshin inga )» ; la naissance est l’autre face de la mort qui est l’autre face de la naissance, si bien que « la naissance et la mort sont absolument concomitantes , et absolument contemporaines à notre existence d’ici et maintenant ». Chaque instant comporte potentiellement et en même temps sa propre apparition et sa propre disparition, son avant et son après. «A chaque instant se réalise l’unité contradictoire de la vie et de la mort».

Le second niveau vertical envisage l’apparition et la disparition des phénomènes de façon discontinue selon «la loi de causalité indirecte (relation circonstancielle) et le concept du zengo-saidan où l’avant et l’après sont entrecoupés».

La naissance ne peut devenir la mort et vice-versa puisqu’elles ne sont que les deux côtés d’une seule pièce. Elles sont inséparables mais non identiques, non interchangeables. En réalisant horizontalement leur interdépendance chronologique, nous réalisons d’emblée leur non-substancialité respective et instantanée, car si la naissance cesse d’être la naissance sans pour autant devenir la mort –son contraire-, c’est qu’elle est en même temps non-naissance, et il en est de même à rebours pour la mort qui ne peut devenir la naissance mais qui pourtant cesse d’être la mort à un moment donné pour nous.

Nous croyons habituellement que la naissance devient après coup la mort parce que nous nous attachons à ce qu’elles véhiculent : un être cher ou désiré, si bien que nous séparons la naissance de la mort parce que nous cherchons à en isoler cet être que nous voulons garder pour nous ; le rendre objectif, autonome, indépendant. Or, chaque être naît et meurt à la fois à chaque instant, chaque être comporte en permanence son avant et son après, si bien que, le principe de la naissance ne pouvant être la mort, et que le principe de la mort ne pouvant être la naissance, tous les deux ont nécessairement pour principe commun la non-naissance-non-mort, c'est-à-dire en fait l’infini, -« qui n’a ni commencement ni fin»- et qui comporte pourtant tout ce qui a à la fois un commencement et une fin. Le fini ne peut contenir l’infini, le conditionné ne peut contenir l’inconditionné.

La conjonction des deux droites, représentant respectivement la causalité directe et la causalité indirecte forme une croix concentrique centrée sur un point «p» d’où jaillit «l’éternel Présent» de la «Vie de l’Eveillé». Lorsqu’on demanda à Dôgen quel secret avait-il ramené de Chine au Japon, il répondit : «les yeux horizontaux et le nez vertical» (2). Les yeux représentent la vision continue des phénomènes, le nez la vision discontinue.

(2) Dôgen, cité dans « Le trésor du zen », Albin Michel.

 

3. Additionnisme.

Mais cette conjonction ne doit pas être réalisée comme le résultat d’une simple addition. L’union des contraires ne signifie pas confusion. 1+1 ne donne pas un 1 qui ferait disparaître les deux premiers termes. 1=1+1+1. La respiration est ce quelque chose qui comporte à la fois l’inspiration et l’expiration. L’inspiration et l’expiration ne sont autres que la respiration. Pourtant, chaque pôle de cette dualité inspiration/expiration garde son identité propre.

Nous sommes donc conviés à un troisième niveau concomitant des deux premiers. La Vie de l’Eveillé, l’esprit de la Voie n’est donc ni vie-et-mort (alternance), ni non-naissance-non-mort (discontinuité), envisagés séparément. Tous deux sont également interdépendants et inter-pénétrants. Une erreur fatale consisterait à admettre que l’un serait le principe réel de l’autre. La forme et le vide de la forme ne sont jamais absolus. Il faut les embrasser dans un regard global. Les embrasser, c’est les réaliser, les certifier, les dépasser automatiquement.

Ainsi, la réalité-telle-qu’elle-est, (tathata), est donc ni-vie-et-mort-ni-non-naissance-non-mort ; «sans caractère-sans-sans-caractère» dira Kodo Sawaki. Celui qui la réalise est sans-moi-sans-non-moi. Nous sommes au-delà de shin jin ichi nyo ; corps-et-esprit en unité, et au-delà de shin jin datsu raku ; corps-et-esprit abandonnés.

Ce ni ni/ni ni-ni de l’esprit infini de la Voie, c’est le secret du «3-en-1», et ce 3-en-1, c’est la réalisation du zéro de Dokan, l’Anneau de la Voie, zéro qui est chemin sans début ni fin à travers toutes les existences.

 

4. Rationalité.

Enfin, le non-dualisme n’est pas une résolution hégélienne, rationnellement logique et chronologique de la dualité. Elle envisage les trois termes d’une entité, (naissance, existence, mort), de façon simultanée et métaphysique.

Le Zen tout entier est «embrasser les contradictions» (3). En embrassant les contradictions, automatiquement, instantanément, immédiatement, on «embrasse l’univers d’un seul regard» (4) dans «une logique créatrice qui se situe au-delà de l’affirmation même et de la négation du phénomène» (5). Et ce point de vue est l’œil de la vraie Loi  comme dit Dôgen, c'est-à-dire l’œil qui réalise l’unité de toutes choses à travers leurs aspects contradictoires. Là, il n’y a «rien à soustraire, rien à ajouter». La multiplicité de l’existence, le sujet et l’objet, tout devient Un.

Mais cette «Voie du Milieu» n’est pas un compromis, une synthèse, un «moyennisme», par déduction ou par induction. Elle est chemin vivant sans départ ni arrivée, chemin qui ne mène nulle part et qui est partout chez lui.

Il est donc impératif de ne pas se cloisonner dans l’une de ces deux visions à l’exclusion de l’autre, et d’envisager l’existence soit comme une suite ininterrompue de naissances et de morts qui ne laisseraient rien admettre d’autre qu’elles mêmes (matérialisme), soit comme un «pur esprit» où les phénomènes ne seraient que «pures illusions» (spiritualisme). «La véritable vie ne peut être ni obtenue par le non-esprit [mushin-" tout est matière "], ni par l’esprit qui reste [ushin-" tout est esprit "]. Elle ne peut être saisie que par l’au-delà de l’esprit» (6).

Mais cet impératif, comme nous allons le voir, est irréalisable dès lors que celui qui observe cette existence contradictoire ne s’observe point lui-même et en même temps.

(3) Aphorisme zen, sans référence.
(4) Kodo Sawaki (maître zen soto, 1880-1965), cité dans «Shôdôka, Le chant de l’Eveil», Albin Michel.
(5) Taïsen Deshimaru (introducteur du Zen soto en France et en Europe, 1914-1982), cité dans « Le trésor du Zen ».
(6) «Kongo Kyo ; le sutra du Diamant», traduit en chinois par Kumârajîva, cité dans «Le trésor du Zen».

 

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