Le non-dualisme de Dôgen
par
Alexandre L'Hôpital-Navarre

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II/ Subjectivité et objectivité.


« Le non-dualisme de Dôgen a pour fondement l’altérité dynamique qui fait qu’au fond de soi (le verso) se trouve l’autre (le recto). Ce qui revient à dire que pour trouver l’autre, il faut aller jusqu’à l’extrême de soi, au lieu de se livrer à un mouvement parallèle ou horizontal. Tant qu’on essaiera de rejoindre l’autre sans pénétrer à l’intérieur de soi, on ne réalisera jamais, avec l’autre, l’unité réflexive que revendique le non-dualisme de Dôgen.»

1. L’illusion d’un moi séparé.

En fait, ce n’est que l’homme lui-même qui créé une séparation entre la naissance et la mort, entre l’apparition et la disparition, car il regarde leur alternance comme s’il se tenait sur un point de vue fixe et immuable. Et il croit être sur un point fixe et immuable parce qu’il oublie de s’observer lui-même et de considérer que lui-même –ce qui lui fait observer le monde et son existence- est également et en même temps en perpétuel mouvement. Cette omission de sa propre condition d’existence et d’observation créé à rebours l’idée d’une séparation du «moi» d’avec le monde, et de ce moi d’avec le sens de sa propre existence.

En voulant s’approprier pour lui tout seul le sens du monde et de son existence, l’homme s’en écarte aussitôt, et en s’en séparant, il ne cherche plus en retour qu’à se le réapproprier, dans un cercle indéfini de frustrations et d’insatisfactions.

Cette illusion d’un moi séparé, d’un sujet absolu, est corrélative à une projection de l’existence et du monde comme un temps et un lieu objectifs, absolus. «Or le temps, temps humain, est une perception, non une substance. Percevoir le temps avec justesse n’est autre que voir et comprendre ce qu’est notre existence, existence perpétuellement habitée par la coprésence des deux forces antagonistes : naissance et mort».

Dans la vie courante, nous nous connaissons nous-même et nous connaissons le monde que par les représentations que l’on s’en fait. Ces représentations on un double effet simultané ; d’une part, elles créent une séparation entre nous et nous-même, nous et l’autre, nous et le monde en s’interférent entre les deux ; et d’autre part elles créent la confusion , car en séparant arbitrairement ce qui est inséparable par nature, les deux termes de la dualité en oublient chacun leur principe commun dont ils émanent, et «se prennent» alors invariablement «l’un pour l’autre». Le zen appelle cela «l’illusion de l’identification». On se laisse happé par nos pensées, nos sensations, nos émotions, et en s’identifiant à elles, elles «s’autonomisent», elles se substituent à la réalité qu’elles représentent. Mais par zazen, la méditation assise, nous reconnaissons leur non-substancialité, et en la reconnaissant, nous nous en désidentifions en réalisant simultanément le principe commun et infini à toute la multiplicité contradictoire de l’existence.

« Pas d’homme sur la selle pendant la course,
Sous la selle pas de cheval.»
(7)

C’est la révélation de la « conscience-miroir », du Miroir Précieux :
« Comme en vous contemplant dans le miroir :
La forme et le reflet se regardent.
Vous n’êtes pas le reflet,
Mais le reflet est vous.»
(8)


(7) Haïku ; court poème zen faisant figure de koan.
(8) « Hokyo Zan Mai ; Le Samadhi du Miroir Précieux » de Tozan, (maître ch’an, 807-869, cofondateur de l’école soto avec Sozan), cité dans « Le trésor du Zen ».

 

2. Retournement intime

Parce que le dualisme, ce système qui admet la dualité comme coexistence de deux principes séparés et irréductibles, est fondamentalement une création mentale, le non-dualisme se réalise par la mise à jour de ce que je ne suis pas ou ne peut pas être afin de le mettre en relation avec ce que je suis ou me représente comme étant. Au lieu de mesurer mon moi, qui n’est qu’une représentation de moi-même, avec des objets ou des personnes extérieurs, je dois parvenir au tréfonds de ce que je ne suis pas ou de ce qui était avant et de ce qui sera après que je sois. Ce retournement, c’est donc aller au fond de soi, (verso, du latin versare; mettre en rotation, tourner, retourner).

Mais nous aurons noté que, contrairement à notre opinion prévalente, Mme Orimo ne fait pas correspondre «l’autre» à ce verso, mais au «recto» de nous-même ; en fait, à ce que nous nous représentons à nous-même et aux autres comme étant «moi». Car, véritablement, ces représentations ne sont toujours qu’un «autre» pour la «conscience-miroir» de «l’esprit d’Eveil». Et ce retournement du moi vers le non-moi n’est que la mise en relation effective et verticale entre la face que je présente au monde et aux autres, que je me représente comme étant moi-même, et entre la face que cette représentation laisse toujours dans l’ombre. Ainsi mise en relation, la troisième face invisible, la face qui se tourne vers l’unité, le «visage universel» apparaît aussitôt, comme regard, regardant et regardé.

Il est crucial de ne pas perdre de vue la valeur ternaire du non-dualisme : le non-moi n’est pas le «principe» du moi et vice versa, mais ils ne sont tous deux que la mise en forme corrélative et contradictoire de quelque chose qui n’est ce qu’il est que par la manifestation de ces deux termes apparents. René Guénon emploie la formule d’un «principe unique dans son essence et double dans sa manifestation».

 

III/ Transpercement


« En transperçant le recto, on aboutit au verso, et en transperçant le verso, on aboutit au recto. Chacun des deux côtés est l’autre de son autre. Chacun des deux trouve son autre au "fond " de soi, et ce "fond " est sans fond, puisque le recto "est " le verso tout en ne l’étant pas, et le verso "est" le recto tout en ne l’étant pas. C’est au "fond" -sans fond- de la mort qu’il faut retrouver la vie, c’est au "fond" -sans fond- du coeur qu’il faut retrouver le corps, et c’est au "fond" -sans fond- de l’invisible qu’il faut retrouver le visible, et vice versa. »

Mme Orimo parle ici de «transpercement» ; percer de part en part, traverser. Il ne s’agit pas simplement d’accoler, d’additionner deux faces, un recto et un verso, sur une même surface de conscience ou de réflexion, car alors ces deux propositions resteraient encore séparées par cette conscience ou cette réflexion même qui demeurerait toujours parcellaire. Il s’agit de les mettre en relation «de l’intérieur», et ainsi traversées, nous envisageons automatiquement leur relation de façon globale, simultanée ; nous les regardons depuis leur principe commun qui fait d’eux ce qu’ils sont.

Comme dans la Rectoversion originale de Michel De Caso, il n’y a pas une face du tableau qui s’arrogerait le titre de «recto», (face apparente), et l’autre de «verso», (face cachée), puisque chacune des deux faces est tour à tour le recto et le verso de l’autre en fonction du moment où on la regarde et en fonction de nos préférences, («celle-ci me plait plus que l’autre ; je la retiens comme recto !»).

Pour le Zen, ce transpercement est synonyme de «trancher l’illusion à sa racine». «Trancher» signifie ici «séparer» dans le sens de cesser la confusion, le processus d’identification à nos pensées, sensations, émotions ; identification conséquente d’une séparation mentale et productive à son tour de cette séparation. Séparer non pour diviser, mais pour réunir. Ce «trancher» n’est pas analytique, discursif : il est comme la foudre ; instantané. C’est pourquoi il traverse de part en part et va jusqu’au «fond du fond qui est sans fond». Le fond du moi n’a pas de fond ou de fin réelle car il renvoie automatiquement à son autre et vice versa.

Pour parvenir à la connaissance d’un objet, il faut d’abord passer par son contraire. Mais si nous nous contentons que de les comparer «de l’extérieur», nous ne faisons que de les renvoyer l’un à l’autre. Il y a toujours séparation, toujours confusion. Pour aller vraiment «au fond», il faut aller en même dans le «sans fond». Aller sans aller. C’est pourquoi la Voie, la «vie de l’Eveillé», est cette «non-vie-non-mort» qui ne se réalise que par l’appréhension de «vie-et-mort» en toutes choses.


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