Le non-dualisme de Dôgen
par
Alexandre L'Hôpital-Navarre

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IV/ Cesser le combat


« La mort ne vient pas "après" la vie, ni une autre vie "après" la mort. Puisque la vie et la mort ne font qu’une comme le recto et le verso d’une seule feuille de papier, celui qui est allé jusqu’à l’extrême de la mort verra la vie. Puisque le visible et l’invisible ne font qu’un comme le recto et le verso d’une seule feuille de papier, celui qui va jusqu’au bout de l’invisible trouvera le visible. L’altérité de chacun des deux côtés par rapport à son autre est si "fondamentale" que ni l’un ni l’autre na besoin "en plus" de son autre pour exister. Le recto n’a pas besoin "en plus" du verso pour exister, et inversement.»

L’altérité ou la dualité est «fondamentale». Elle est déjà là en toute chose. C’est le mental qui, par son ignorance ou son égarement, son enfermement dans ses représentations, considère cette dualité comme séparation d’un terme à l’autre. Et en considérant cette fracture, il croit devoir la réduire, la solutionner par l’effort, la volonté, la violence. C’est le syndrome de l’addition. Le non-dualisme ne signifie pas «union par la volonté», mais «abandon de l’identification mentale qui crée l’illusion d’une séparation». Et cet «abandon» est instantanément «réalisation». Réalisation de l’Un qui était déjà là dans, par et à travers le deux. L’homme ne peut unir une chose à son contraire par la volonté car ils sont déjà unis en soi comme les deux faces d’une seule réalité

Il est clairement et œcuméniquement posé par le canon bouddhique que la soif de l’existence est strictement équivalente à la soif de la non-existence pour un individu. Partant, le Nirvana, («extinction»), n’est pas l’aboutissement, la cessation définitive de l’errance dans le conditionnement existentiel. Attachement et détachement sont corrélatifs. Seul le Parinirvâna, («l’à travers, l’au-delà de l’extinction»), est véritablement définitif, c'est-à-dire infini. Mais ce n’est que dans l’observation impartiale des phénomènes tels qu’ils apparaissent et disparaissent que peut se réaliser le Parinirvâna du Nirvana.

De même l’éveil, (satori), n’existe que par rapport à l’illusion, (bonno). Sans illusion, pas d’éveil, et vice-versa. «Le Zen est au-delà des bonnos [illusions], au-delà du satori [éveil]. On doit utiliser les bonnos. Si on ne certifie qu’un seul côté, l’autre demeure obscur. Le satori n’est pas un état partiel qui éclaire une face et laisse l’autre dans l’ombre, c’est l’acte total et absolu qui embrasse dans l’unité fondamentale, la diversité des phénomènes».

Dans un égal rapport, «la pratique de zazen ne doit plus être considérée comme un moyen permettant de parvenir à l’Eveil ; et l’Eveil ne doit plus être considéré comme l’aboutissement final d’une pratique» (9). «La pratique est éveil, l’éveil est sans fin et la pratique sans commencement» (10).

Ainsi, ce que l’occident moderne nomme «ego» n’est pas un objet fixe et autonome, mais la conséquence, le résultat de l’attachement du sujet à l’objet de connaissance, corrélatif à l’idée de leur séparation commune. Par conséquent, il n’y a pas d’ego à détruire ou à combattre puisque celui-ci n’a pas de réalité autonome et substantielle. Ce qui cherche à éliminer l’ego, ce n’est que l’ego lui-même. Et cette lutte n’a pas plus de légitimité que de fin.

Le Zen n’est ni nihilisme ni éternalisme. S’il n’y a pas de principe ou de cause à notre existence et notre monde que nous puissions définitivement saisir, comprendre, maîtriser, il n’y a pas non plus « un pur néant » qui voudrait démontrer que les phénomènes ne sont que pures illusions, inexistences. Il n’y a pas de parti à prendre entre l’idéalisme ou le spiritualisme et le matérialisme qui voudraient chacun faire des choses une chose-en-soi, alors qu’elles sont interdépendantes et transitoires.

 

(9) Taïsen Deshimaru (introducteur du Zen soto en France et en Europe, 1914-1982), cité dans « Le trésor du Zen ».
(10) Dôgen, cité dans « Le trésor du zen », Albin Michel.

 

V/ Ne stagner sur rien, ne rien rejeter


« Du moment que l’un est là, l’autre est déjà là. Et c’est seulement une telle unité réflexive sans épaisseur, l’unité la plus intime de toutes, qui permet une part de ce que Dôgen appelle "le secret" : "Où un côté s’éclaire, l’autre reste sombre " écrit-il. Mais si intime que soient l’un à l’autre le recto et le verso, le recto (la vie) sera toujours le recto (la vie), et le verso (la mort), le verso (la mort) ; dans le monde "réel" on ne peut jamais voir simultanément les deux côtés opposés, mais seulement la forme qui transparaît du verso au recto.»

Nous avons déjà traité ces différents points dans le livret  Métaphysique de la Rectoversion . «L’unité réflexive sans épaisseur» est analogue à la « tranche externe », (page 30). « Sans épaisseur »; sans séparation. Mais cette union des contraires est encore partielle, momentanée, car à ce niveau, «où un côté s’éclaire, l’autre reste sombre». De la même façon, lorsqu’on regarde une face d’une rectoversion, l’autre reste momentanément invisible, «dans l’ombre». De ce point de vue strictement physique, que Mme Orimo appelle «le monde réel», «on ne peut jamais voir [en effet]  simultanément les deux côtés opposés [les deux faces d’une rectoversion], mais seulement la forme qui transparaît du verso au recto [en l’occurrence la ou les percées d’une rectoversion]». C’est pourquoi nous avons pu écrire : «la tranche externe est la solution physique de la rectoversion, tandis que la percée est sa solution métaphysique». (Page 41).

Nous sommes renvoyés ici à la bipolarité du point de vue de causalité directe (ou continue pour le temps), et du point de vue de causalité indirecte (ou discontinue), qui correspondent respectivement au point de vue physique et au point de vue métaphysique, et qui sont corrélatifs. Mais là où le point de vue physique ne résout que mentalement, potentiellement, partiellement la dualité, le point de vue métaphysique le résout physiquement, globalement, totalement ; elle «réalise» son union, puisque la métaphysique contient en principe la physique : «à partir et au-delà de la physique». La percée ne peut être percée que par la présence de la surface peinte rectoversée. C’est pourquoi le non-dualisme est l’expression la plus authentique de la métaphysique, qui est la réalisation intégrale, infinie et absolue du monde physique.

 

Epilogue

D’aucun lecteur averti ne s’étonnera sur l’analogie patente entre la description du «transpercement de l’altérité réflexive» que proposent Mme Orimo et la Rectoversion originale de Michel De Caso.

C’est que nous avions déjà maintes fois supputé que le non-dualisme est un principe à ce point si universel et atemporel, que nous le retrouvons partout et toujours dans toutes les traditions métaphysiques qui en témoignent : le Zen, le Taoïsme, le bouddhisme tantrique et dzogchen tibétain, l’Advaïda Vada hindou, l’ésotérisme et le monachisme chrétiens, la Kabbale, le Soufisme…etc.

Il convient pourtant expressément dans leur comparaison de toujours mettre en évidence à la fois ce qui différencie chacune de ces traditions dans leur mode d’expression et de pratique, et à la fois ce qui en est leur principe commun. Le Zen et la Kabbale relèvent d’une seule et même chose, pourtant, le Zen n’est pas et ne sera jamais la Kabbale.

Ce double rapport est fondamental, car il doit éviter la double erreur fatale du syncrétisme («toutes les traditions sont identiques, elles se mélangent et s’annulent réciproquement dans leurs prévalences»), et de l’intégrisme («ma tradition est la vérité qui ne supporte rien d’autre qu’elle-même. Les autres sont nécessairement imparfaites et dans l’erreur, car elles ne ressemblent pas à la mienne») ; de la confusion et de la séparation ou de l’isolement sur lui-même.

De même, nous n’aurons de cesse de rectifier que la Rectoversion n’est pas une décalcomanie de ce qui serait un canon universel et spirituel du non-dualisme. La Rectoversion n’est ni plus ni moins qu’un «support-concept» (Fabrice Biancchi), plastique et original créé par Michel De Caso et inédit dans toute l’histoire de l’Art. Michel De Caso n’est pas un maître spirituel, mais un artiste peintre. Il n’a jamais prétendu le contraire. A rebours, cela ne l’a jamais empêché de mettre en correspondance sa démarche artistique avec d’autres pratiques traitant ou relevant de la dualité et du non-dualisme.

Mais l’originalité de ce «support-concept» est pour nous à ce point si irremplaçable que, pour illustrer plastiquement le principe du non-dualisme dans les traditions métaphysiques précitées, nous ne pourrions trouver rien de plus accompli, de plus parfait que cette Rectoversion originale. C’est ce que nous avions d’ailleurs proposé de faire dans notre livret Métaphysique de la Rectoversion.

 

remarque : Les citations en italique et entre guillemets sans annotation sont toutes issues de la conférence de Mme Orimo.

© Alexandre L'Hôpital-Navarre 2005

 

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