De la Physique au Sacré
par
Michel Cazenave et Basarab Nicolescu

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En novembre 2005, Michel Cazenave, dans son excellente émission "les vivants et les dieux", avait invité Basarab Nicolescu. Cette émission a fait l'objet de "la page rectoversée" n°31 sur le site rectoversion.com (titre: "Rationnel/Irrationnel: l'opposition caduque."). J'ai transcrit cette entretien et vous propose ici un extrait ; cette transcription reprend le principe du dialogue entre Michel Cazenave et son invité. Michel Cazenave nous a donné son entier accord pour la publication de cette transcription dans le Cercle (notons qu'il n'est plus possible d'écouter aujourd'hui sur le site de France-Culture cette émission).
MDC

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Emission "Les vivants et les dieux, symboles et religions"  par Michel Cazenave, France Culture, 19 novembre 2005.
Sciences et métaphysique, Basarab Nicolescu ou la transdisciplinarité, de la physique au sacré.

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l'émission "les vivants et les dieux"

Introduction à l'émission sur le site de France-Culture :

« Aujourd’hui, ce sont souvent les scientifiques de pointe qui reposent les questions métaphysiques qu’on avait pu croire dépassées par le mouvement de l’histoire des idées.
Déjà, Werner Heisenberg, l’un des fondateurs de la physique quantique, pensait, comme Wolfgang Pauli, que la tâche de la culture serait dans les décennies à venir de réconcilier la science avec les représentations symboliques du monde.
C’est ce programme qu’a repris à son compte Basarab Nicolescu, chercheur en théorie de la physique quantique ainsi que spécialiste de la tradition théosophique, et particulièrement de Jacob Böhme.
En sa compagnie, nous nous interrogeons sur les différents niveaux de réalité que nous pourrions articuler dans une unité globale des pouvoirs de la raison et de la signification des symboles.
Basarab Nicolescu
physicien théoricien au CNRS et à l’université de Paris Orsay, président du Centre international de recherches et d’études transdisciplinaires.

Extraits de l'entretien :

Michel Cazenave :
On sait que classiquement on fait remonter au XVII° siécle, et très exactement à l'entreprise cartésienne, même si parfois on la lit d'une façon indue, le divorce qui aurait eu lieu entre l'activité scientifique, c'est-à-dire l'activité rationnelle, objective, pour ne pas dire objectivante, d'une part et l'activité de la foi, de l'expérience intérieure, l'activité mystique de l'autre. Evidemment, cette façon de chroniciser les évènements est assez étrange dans la mesure où la science a elle-même vu le jour précisemment au XVII° siècle et une autre façon de l'exprimer serait de dire que la science s'est immédiatement construite en dehors, si ce n'est même contre l'expérience intérieure et l'expérience religieuse.

On sait aujourdhui à travers tous les travaux de l'école historique comme ceux de Gerard Holton que des gens comme Kepler ou Newton, qui sont les fondateurs de la science moderne, étaient au contraire des gens d'une foi profonde et d'une religion très affirmée. Ils étaient de grands métaphysiciens pour de pas dire de grands théologiens.

Toujours est-il qu'il y a un état de fait qui s'est instauré peu à peu comme si d'une certaine manière il fallait choisir entre la science qui est le rationel d'un part et la mystique qui est l'irrationnel de l'autre oubliant des siècles de grande philosophie, de grande métaphysique, particulièrement chez les grecs, spécialement chez les néo-platoniciens, où à partir de l'oeuvre de Plotin, on nous montrait qu'il ne pouvait y avoir de véritable théologie qui ne soit une théologie rationnelle et que donc, la mystique en elle-même avait son ordre de rationalité.

Or, on voit très bien, particulièrement depuis les fondateurs de la physique quantique, je pense à des gens comme Niels Bohr mais surtout à des gens comme Heisenberg, ou comme Wolfgang Pauli, comme cette perspective, cette façon de voir les choses a été en fin de compte en grande partie battue en brèche et comme il y a un nouveau dialogue qui peut s'instaurer aujourd'hui, je pense à la fin de l'essai sur les rapport entre la physique et la philosophie de Werner Heisenberg parlant de la mutuelle fécondation entre ce qui est de l'ordre du mystique, du religieux et ce qui est de l'ordre du scientifique.

Aujourd'hui, en compagnie de Basarab Nicolescu, qui est lui-même physicien théoricien, qui travaille à l'université de Paris Orsay et relève en même temps d'un laboratoire de physique quantique du CNRS, nous voudrions précisemment nous interroger sur ces rapports entre la science et la théologie, pour ne pas dire la foi, pour voir s'il n'y a pas une attitude transdisciplinaire en quelque sorte, qui permettrait de les penser ensemble, comme les produits de l'activité du même être humain, même si par ailleurs bien évidemment, il ne s'agit pas de confondre un domaine avec l'autre, et il faut garder à chacun sa spécificité.

Donc, c'est une entreprise dont on voit d'ailleurs qu'elle fait de plus en plus surface aujourd'hui, qui est beaucoup plus une entreprise de réconciliation, qui se place dans la perspective de l'unité profonde du phénomène humain, alors même qu'évidemment personne n'est prêt à renoncer à la conquête de la rationalité qui a été celle particulièrement de l'Occident depuis aujourd'hui plus de trois siècles, et donc, comment penser cette articulation, cette réconciliation, en sauvegardant la totalité de cette rationalité?

Basarab Nicolescu, lorsqu'on regarde vos productions, vos écrits, on est tout à fait étonné de voir qu'il y a d'une part une frange qui correspond à votre activité de physicien, extrèmement scientifique, et d'autre part, des écrits d'une veine plutôt poëtique, sinon même à la limite du religieux, et on est toujours étonné dans notre tradition que les deux choses puissent coexister et éventuellement dialoguer l'une avec l'autre.

Basarab Nicolescu :
Oui, c'est peut-être un fait nouveau pour l'époque qui est la nôtre mais ce n'est pas un fait nouveau pour l'époque de la fondation de la physique quantique, c'est-à-dire vers 1900-1930, tous les grands physiciens étaient en même temps des métaphysiciens. Les deux choses ne semblaient pas du tout inséparables, loin de là, je crois que je ne fais que renouer avec une tradition qui est celle de Niels Bohr, de Wolgang Pauli et de Werner Heisenberg qui sont mes références.

Michel Cazenave :
Nous nous sommes repliés, si l'on peut dire, sur la position qui est communément admise aujourd'hui de dire que la religion a son domaine d'authenticité, de légitimité mais qui est à elle, la science a son autre domaine et il n'y a pas de pont entre les deux. On en est plus à la guerre déclarée entre les deux, l'un étant exclusif de l'autre,  mais on doit dire qu'elles doivent être dans l'ignorance l'une de l'autre.

Basarab Nicolescu :
Je crois que c'est une chose simple à comprendre, que c'est une situation complètement non naturelle, celle du partage, de la séparation totale entre les différentes disciplines et en particulier entre science et religion; bien sûr qu'il faut qu'il y ait distinction, bien sûr que chaque domaine est propre et autonome, mais en même temps s'il n'y a pas de relations entre elles, l'homme actuel est  multi-schizophrénique, c'est-à-dire qu'il a autant de visions de la réalité que les plus de huits milles académies.

Donc, on ne se rend pas compte de cette situation qui est extrêmement dangereuse, qu'on considère aujourd'hui comme naturelle alors qu'elle est complètement anti-naturelle, celle de l'absence de liens. Il ne s'agit pas de faire des mélanges, des confusions, bien sûr, mais il s'agit de bâtir des ponts.

Pourquoi? Il y a une raison très simple à comprendre, c'est qu'en commençant avec la Renaissance, bien sûr la science moderne a pris son indépendance totale par une sorte de coupure épistimologique entre le sujet et l'objet, et cette coupure a été donnée comme naturelle, allant de soi, pendant quelques siècles, jusqu'au moment de la révolution quantique. C'est la révolution quantique qui a complètement remis en question cette séparation entre le sujet et l'objet et c'est inévitable, à partir de cette remise en cause, que l'on recommence à bâtir les liens entre les disciplines. Pourquoi? Parce que le sujet est présent partout.

Michel Cazenave :
Si on reprend les choses dans l'ordre historique, si l'on peut dire, Basarab Nicolescu, on a l'impression que la science a effacé sa propre histoire, je veux dire par là le fondateur de l'astromie qui est quand même Kepler, on voit très bien le fond de son étude sur l'idée de l'harmonie, harmonie comme révélant la beauté que Dieu a mis dans le monde et cela révèle que c'est un profond croyant. On s'aperçoit que Newtion a plus passer du temps à faire de l'alchimie ou de la théologie, c'était un grand théologien, qu'il n'a passé à faire de la science. On a l'impression que tout ça, on a l'effacé derrière nous.

Basarab Nicolescu :
Tout à fait, on l'a effacé mais c'est un effacement des manuels, l'histoire reste ce qu'elle est, si on se donne la peine de chercher, chercher les documents, chercher la vie, ces hommes et ces femmes qui ont fondé la science moderne, et on voit très bien que chez eux, le lien était encore présent. Cette rupture, c'est après la fondation, et elle est due aussi à une rationalisation extrême et même je dirais extrémiste de la pensée, pas seulement dans la science ou autour de la science, avec le succés de cette pensée mécaniste, de coupure totale de la réalité autre que celle du palpable,  donc l'eglise elle-même et la religion en occident ont suivi le même chemin.

Cela m'intrigue car il y une rationalisation évidente tout d'abord dans ce que certains appellent une catastrophe métaphysique qui est celle de l'adoption de la pensée d'Aristote par l'Eglise. Cela a pu libérer bien sûr des forces immenses, la force justement de la science elle-même mais, comme toute chose en ce monde, il y a un temps de vie,  quelque chose qui est valable à une époque n'est plus valable à une autre époque.

Donc, cette séparation totale entre différentes branches et cette idée d'effacement que vous évoquiez, l'effacement de l'histoire, de la spiritualité, car il faut bien dire le mot, cet effacement est dû à un esprit chronocentrique, c'est-à-dire que ce qui est actuellement valable, on le croit valable d'une manière universelle. On le sait bien, si l'on se donne la peine d'ananlyser les choses, on voit très bien que c'est une époque, très courte d'ailleurs, quelques siècles, c'est pas grand chose, et qu'actuellement, il y a contradiction, je prononce volontairement le mot contradiction, entre cet esprit dualiste, séparatiste et ce qui se passe dans la science de pointe elle-même.»

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