De la Physique au Sacré
par
Michel Cazenave et Basarab Nicolescu

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Michel Cazenave :
« Est-ce qu'il n'y a pas un problème fondamental, Basarab Nicolescu, qui est ce que j'appellerai la rupture cartésienne, je veux dire par là le moment où on déclare qu'il y a la chose étendue d'une part, c'est-à-dire la matière et la chose pensante, de l'autre et où on fait disparaître ce qui métaphysiquement  avait toujours été la fonction intermédiaire qui était l'âme, pour prendre l'âme non pas dans son sens spirituel vague mais dans sa définition métaphysique tout à fait traditionelle.

Cela me fait penser au dialogue qui a eu lieu en 1946, si je me souviens bien, entre Schrödinger et Yung aux rencontres de Hanovre dans lequel Yung disait "vous avez fait disparaître l'âme" et Schrödinger disait "on avait besoin de faire disparaître l'âme pour fonder la science, simplement là où nous nous sommes trompés", et là Schrödinger était très clair là-dessus, de dire "comme nous avions mis l'âme de côté, nous ne l'avons pas retrouvée dans la science, et nous en avons conclu que l'âme n'existait pas". Là  Schrödinger disait que ça été une faute de raisonnement énorme.


Basarab Nicolescu :
Oui bien entendu c'est la pensée dualiste qui fait ce genre d'erreur, de glissement sémantique, d'erreur très grave quand c'est absolutisé, il y a donc une question essentielle d'éducation, éducation dans le sens large du terme, c'est-à-dire de faire passer dans le grand public et même le public modeste du point de vue culture, faire passer ces idées de reliance, de liens,  qui ont toujours existées chez les fondateurs et encore plus entre ceux qui ont rencontrés, disons les mots, les mystères existentiels, qu'on dise le mot âme, le mot sacré, peu importe, mais le mystère dans la démarche de la science elle-même.

C'est pour ça que je fais référence à ces trois grands noms de Bohr, Pauli et Heisenberg qui vraiment eux ont observé dans leurs pratiques que ces dualismes, ces séparations entre le sujet et l'objet ne sont plus valables dans le domaine de, il faut bien dire le mot, la pensée quantique, c'est-à-dire une pensée qui est fondée sur la physique quantique, mais pour comprendre ce qui se passe vraiment, et Pauli en particulier, qui a vu tout de suite l'importance de l'incomplétude en physique, c'est-à-dire l'absence de la possiblité d'une théorie finale, ce qui était le grand rêve de tous les fondateurs, en mathématique aussi avec Kilbert, ils se sont rendus compte que l'interpénétration de deux échelles très différentes, l'infiniment petit et l'infiniment grand, et par notre intermédiaire que nous sommes les finis par les instruments de mesure, cette intervention sur l'échelle micro-physique met en relief l'interaction entre le sujet et l'objet, cela ne veut pas dire l'influence sur les processus physique eux-mêmes comme on le dit souvent d'une manière très approximative, c'est simplement en présence et en cpnfrontation de deux échelles de la réalité complètement différentes, il y a forcément interaction. S'il y a interaction, ce n'est plus séparation sujet objet; à partir de cela, la porte est ouverte vers les limites de la science.

Les limites de la science ne veut pas dire que la science est bornée, limitée, incapable de sonder la réalité, mais tout simplement, cela signifie qu'il y a une méthodologie propre de la science qui fait qu'elle ne peut pas voir ce qui est autre que la science elle-même, ce n'est parce qu'elle ne veut pas, c'est parce qu'elle ne peut pas.

... (...)... une affirmation m'avait choqué moi-même lorsque je l'avais lu au début : "la science ne pense pas", oui, la science ne pense pas au niveau de l'être, cela est clair mais, l'événement, la bonne nouvelle, disons, c'est que la science quantique, la science moderne, c'est-à-dire ce qui vient après la théorie de la relativité, elle ouvre la porte avec le dialogue, avec l'invisible, avec le dialogue de la spiritualité, avec le dialogue de l'interaction entre le sujet et l'objet, en soulignant l'intervention d'un troisième tiers, un tiers qui ne se réduit ni au sujet, ni à l'objet, dans ce sens là, nous pouvons parler du sacré, de la spiritualité, de l'âme, si on donne un corps précis à cette notion d'âme, précis pas dans le sens mathématique bien entendu, mais rigoureux en tant que langage.

Donc, paradoxalement, nous sommes pour le grand public dans une période dualiste et de telles idées dans le domaine de la science appraissent comme hérétiques. C'est une erreur de culture, d'inculture plus précisément parce que la science elle-même permet actuellement ce dialogue avec la poésie, l'art, la religion, elle le permet non pas dans la confusion, elle le permet parce qu'il y a des limites dans chaque domaine de la connaissance et ces limites, c'est la grandeur, je dirais, de cet événement que j'évoque qui est la résurrection du sujet.

Michel Cazenave :
Lorsqu'on assiste à la naissance de la science moderne, c'est-à-dire en fait de la physique quantique, Basarab Nicolescu, on se rend compte qu'en réalité c'est un modèle ancien de science qui est remis en cause et que cela débouche sur des questions métaphysiques, ce qui ne veut pas dire que la science soit traversée de métaphysique mais elle pose des questions métaphysiques et en effet lorsque vous parlez de Niels Bohr, de Heisenberg ou de Pauli, on est étonné de voir comment Niels Bohr par exemple connaissait parfaitement Kierkergaard, lorsque Heisenberg parle de Platon ou de Kant, on voit qu'il les connait réellement, il les a pratiqué, les a pensé, et on a Pauli qui lit tous les livres de Plotin. Il y a donc une sorte de formation philosophique en profondeur. Est-ce que ce n'est pas déjà un début de transdisciplinarité?

Basarab Nicolescu :
Bien entendu, je dirais même que ces noms que vous évoquez sont parmi les fondateurs indiscutables de la pensée transdisciplinaire. C'est assez étrange, il y a des passages entiers chez Pauli où l'on voit réellement dans les textes ce danger qu'il évoque de la spécialisation extrême qui est anti-scientifique, c'est merveilleux car cela montre l'ouverture d'esprit que ces gens ont eu mais cette ouverture n'est pas seulement une question de culture, le fait qu'ils se soient informés, bien sûr qu'ils avaient une culture immense, Bohr était né dans une famille où il cotoyaiet les plus grands philosophes de l'époque, c'est pas tellement cela,  de l'intérieur, je pratique quand même la physique quantique depuis plus de trente ans, ce qui est merveilleux de l'intérieur, c'est qu'on doit inventer, je pèse mes mots car pour moi, les mots sont très importants, inventer une nouvelle philosophie qui est en accord  avec ce que l'on voit dans l'exploration de la nature.

Ces gens-là ont cherché partout, par exemple, Heisenberg fait souvent référence à Goethe, bien sûr que Goethe a déjà une pensée extraordianire qui s'adapte un peu à tous ces changements qu'on voit aujourd'hui mais elle n'est pas encore conforme. Pourquoi? Parce qu'il y a un fait qui est vraiment de nature scientifique, ce fait c'est un désaccord total, je dis bien total, entre le réalisme classique, c'est-à-dire celui qui est fondé sur la mécanique classique et sur la théorie de la relativité d'Einstein, qui est l'apogée de la physique classique, et ce qu'on peut appeler le réalisme quantique, c'est-à-dire la vision de la réalité de la physique quantique.

En quoi consiste cette contradiction? Là où on attendait que les choses soient continues, on les voient discontinues, là où on attendait des objets séparés ou des corpuscules, on voit de nouvelles entités qui ne sont ni ceci, ni cela, on voit des couples de contradictoires par grand nombre, tout ceci pour dire que ces gens ont tenté d'élaborer une nouvelle vision de la réalité fondée sur ce qu'on peut appelé la pluralité des niveaux de réalité.

Toute la pensée avant la physique quantique est fondé sur une sorte de dogme, implicite ou explicite, qui est celui d'un seul niveau de réalité. Je vous donne un exemple pour matérialiser et concrétiser mes propos:  j'ai étudié un peu toute la période du nazisme, l'histoire de la physique allemande m'a beaucoup intéressée, cette Deutsh Physick qui était en guerre contre la physique juive, physique juive étant  la théorie de la relativité et la mécanique quantique, et si on regarde bien les arguments de ces gens qui représentaient la Deutsch Physik, c'étaient des grands noms, il faut dire que les deux promoteurs étaient des prix nobels.

Leur bête noire, c'était l'espace temps,  c'est assez drôle et intéressant, l'espace temps multi-dimensionnel, l'espace temps abstrait introduit dans la physique quantique, en contradiction avec une connaissance intuitive qui est fondée sur l'espace temps à quatre dimensions, trois dimensions d'espace, une dimension de temps.

Alors ils disaient que cela étaient des spéculations, des manipulations du peuple, par des théories qui sont les produits de la physique juive, et bien entendu, ce n'était pas que des débats épistimologiques, parce que les gens souffraient comme nous le savons bien à l'époque nazie de l'éloignement, du besoin d'équité,  le pays, etc... c'est un débat très violent, et c'est très drôle parce que la pensée totalitaire a toujours été fascinée par l'espace temps à quatre dimensions, vous savez que les événements quantiques ne se passent pas dans l'espace-temps, ils se passent par définition dans un espace abstrait, c'est très drôle je dis parce qu'on regarde par exemple Lenine, dans "matérialisme et criticisme", un livre de 1912, après la parution de la théorie d'Einstein et quand déjà on a commencé à parler des dimensions multiples de la réalité, il s'est lancé dans une diatrie incroyable, dans un passage mémorable de ce livre sur les espace-temps multi-dimensionnels, en disant, c'était son argument, "on ne peut pas faire la révolution en plus de quatre dimensions", c'est cocasse mais c'est intéressant parce que ça montre le présupposé idéologique qui existe au moment quand on parle de la science.

Pour parler de la science, il est clair que la science ne suffit pas, pour parler de la science, nous sortons du domaine de la science, technique, mathématique, formaliste, il y a donc un plus que nous amenons au moment où nous parlons aux autres au public, c'est-à-dire une interprétation et cette interprétation est fondée rellement sur le dialogue avec les autres cultures et sa propre culture tout d'abord, sa propre culture tout d'abord veut dire rupture dans le concept de réalité, nécessité d'introduire plusieurs niveaux de réalité.

...(...)... »

 

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