Régis Debray est-il réactionnaire? par Alain Finkielkraut et Régis Debray |
Le 1er avril 2006, dans son émission "Répliques" sur France-Culture, Alain Finkielkraut a invité Régis Debray qui s'est vu qualifié de "néo-réactionnaire" suite aux propos qu'il a tenu dans son dernier livre "
Supplique aux nouveaux progressistes du XXIe siècle (Gallimard, 2006). J'ai transcrit cette entretien et vous propose ici un extrait ; cette transcription respecte le principe de l'émission "Répliques", qui est celui d'un dialogue entre Alain Finkielkraut et ses invités. (notons qu'il n'est plus possible d'écouter aujourd'hui sur le site de France-Culture cette émission)
MDC
***
Emission "Répliques" par Alain Finkielkraut, France-Culture, 1 avril 2006.
"Régis Debray est-il réactionnaire?"
France Culture sur le web
Accueil du site de France-Culture
Emission "Répliques"
visiter le site de Régis Debray
***
Introduction à l'émission sur le site de France-Culture :
« Examinant les valeurs de ceux qui sont dans le camps du progrès et ceux appartenant à celui de la réaction, l'auteur montre qu'aujourd'hui, des progrès multiples, complémentaires et pluridisciplinaires se sont substitués à la notion totalitaire , abstraite et idéalisée d'un progrès censé changer le monde. Régis Debray revient sur son propre itinéraire, livrant une analyse morale et philosophique. »
Extraits de l'entretien :
Alain Finkielkraut :
« Que vaut-il mieux? Le peuple privé d'art, dont l'idée effrayait tant Vilar, ou bien l'art sans peuple, autiste et heureux de l'être? Pour avoir oser cette insolente question et consacré un petit livre à la critique du dernier festival d'Avignon, ... Régis Debray s'est vu traité non seulement de " ringard " - on y survit - mais bel et bien de " réact " dans les colonnes de certains journaux hostiles à toutes formes d'académismes et prompts à la révolte contre l'ordre établi ... C'est quoi Régis Debray, le progressisme?
Régis Debray :
C'est une religion, ça a été la religion du XIX° et du XX°, une religion substitutive, une religion du salut, ... qui postule l'amélioration nécessaire, continue et sans limite de la condition humaine. Comment? Par le savoir, les progrès du savoir, qui permettent la maîtrise rationnelle des phénomènes, et qui suscitent un heureux désenchantement du monde. Autrement dit, l'homme du progrès, c'est l'homme adulte, la raison, qui pense et juge par lui-même, qui a un sentiment de confiance et de sécurité en l'avenir. Donc, le progressisme est une religion du temps, le progrès comme moteur caché de l'histoire, étant comme puissance de perfectionnement indéfini. Nous avons été nourris de cela depuis les Lumières, et je crois qu'aujourd'hui, le mythe, le dogme ou la religion du progrès ne sont plus à l'ordre du jour, depuis quelques temps déjà, la question est de savoir qu'une fois évacuée cette religion, qu'est-ce qu'on fait? ...
De Platon à Heidegger en passant par Hegel même, être réactionnaire, pour un philosophe, n'est pas du tout injurieux. Pour un écrivain, disons de Blaise Pascal à Céline, de Péguy à Valery, en passant par Morand, Chateaubriand et Flaubert, bref, j'aurais bien voulu être réactionnaire mais je ne suis pas réactionnaire ... je suis un paléo-progressiste qui ne crois plus au progrès. C'est un problème.
Alain Finkielkraut :
Nous l'aborderons plus tard mais restons à la définition du progressiste. Vous parlez, citant Michel Serres, de l'entrée en politique des sciences exactes et naturelles. A un moment donné, en effet, les sciences cessant d'être contemplatives sont devenues cumulatives et opératives … sous l'impact de la pensée des premiers écrits scientifiques, l'être perd sa prééminence ontologique au profit du devenir, l'homme vit dans l'élément de l'histoire; d'ailleurs le réactionnaire aussi puisqu'il plaide pour une autre historicité mais l'élément de la nature n'est pas le nôtre. A ce moment-là, l'histoire, ce ne sont plus les histoires mais ce n'est plus le sablier de l'humanité, c'est l'éducation de genre humain. Pascal a aussi une phrase qui va dans ce sens-là et Péguy le lui reprochait : " l'humanité est comme un seul homme qui vieilli "....
Régis Debray :
Il y a deux choses. L'homme est un être de transmission, c'est-à-dire qu'aucune génération ne peut prétendre à elle seule être toute l'humanité, contrairement à l'animal ; une abeille au temps de Virgile et une abeille au temps de Chirac, elle est la même, l'homme n'est pas le même. Donc, il se transmet. Il thésaurise, il cumule et il transmet. En ce sens, l'homme est l'animal qui a une histoire, histoire qui progresse dans le domaine des connaissances, le progressisme extrapole à partir du progrès technique et scientifique, il postule que ce progrès signifiera un progrès politique et moral. C'est d'ailleurs ce que Condorcet disait dans son tableau de l'espèce humaine, il y évoque une " humanité marchant d'un pas ferme et sûr dans la route de la vérité, de la vertu et du bonheur "...
Il y a eu avant Jean Jacques Rousseau qui avait bien dit : " oui, l'homme est perfectible mais il n'y a pas de perfection ". Autrement dit, il peut y avoir une progression mais tout progrès dans le domaine intellectuel peut se payer d'une régression dans le domaine politique et moral, il y a une ambivalence du progrès, une ambiguïté de la progression des connaissances ... Bien sûr qu'il y a un progrès technique et c'est formidable, je ne suis pas technophobe, au contraire, je suis même volontiers technophile, c'est peut-être une différence que nous avons, mon cher Alain, mais je reproche aux progressistes de ne pas savoir ce que c'est que l'archaïsme. Autrement dit, penser que l'archaïsme c'est le dépassé quand c'est le substrat, le désuet quand c'est profond, le périmé ou le révolu quand c'est souvent le refoulé.
Le retour du refoulé, ils n'ont pas pensé ça. Ce qu'ils n'ont pas pensé, c'est que l'archaïsme c'est quelque chose qui est devant nous, plutôt que derrière nous, autrement dit que l'on peut se moderniser d'un côté, et c'est ce qui se passe avec la mondialisation, mondialisation des objets, qui produit curieusement une tribalisation des sujets. Cela, c'était pas au programme des Lumières. Tous les pronostics des Lumières se sont avérés erronés. Il faut le constater, je ne m'en réjouis pas, parce que quand on parle contre les Lumières, je me braque, mais quand on les exalte, je me méfis, parce qu'elles me semblent très incomplètes et j'aimerais que les Lumières ne laissent pas dans l'ombre, disons, toutes les choses souterraines qui travaillent les hommes. »