Régis Debray est-il réactionnaire?
par
Alain Finkielkraut et Régis Debray

2

Alain Finkielkraut :
« Nous irons explorer ces choses souterraines mais un mot sur Jean-Jacques Rousseau. Il me semble être le fondateur d'un certain type de progressisme. Il est sans doute le philosophe qui conteste la vision euphorique d'un progrès continu de la civilisation, mais d'un autre côté, je crois qu'il a fondé le progressisme politique, c'est de lui qu'est sortie l'idée si chère au progressisme, selon laquelle le mal est tout entier d'origine historique et sociale. Tout est bien sortant des mains de l'auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l'homme ...

C'est une façon pour Rousseau de dire que le mal procède de l'inégalité, le programme de la politique c'est d'établir l'égalité entre les hommes, et donc de mettre fn au mal. Avec Rousseau, naît la perspective que tout est politique, c'est d'ailleurs une phrase que lui-même prononce ... Le système est coupable,  l'homme est innocent, le progressisme vit et continue, me semble-t-il, de vivre de cette dichotomie, alors un mot pour finir, je dirais que Marx est l'homme en qui les deux visions du progrès ont conflué, la vision technophile d'une maîtrise progressive de la nature, et la vision rousseauiste d'une lutte contre l'inégalité. Vous ne pouvez retrancher du progressisme cette fureur égalitaire et cette idée qu'il revient à la politique de mettre fin au mal,  cette idée a été soufflée au progressisme par Rousseau. Voilà une hypothèse que je vous soumets, mais si vous n'êtes pas d'accord, dites-le moi sans fard.

Régis Debray :
Oui, je ne suis pas d'accord. Croire au progrès, c'est postuler que dans l'histoire, le mal a la propriété de se transformer en bien, c'est un peu la positivité du négatif. Je crois que Rousseau est un homme qui pense que le mal et le bien peuvent circuler, autrement dit, il y a chez Rousseau non pas l'exaltation de l'homme de la nature ou de l'homme primitif, il y a cette idée que le remède est dans le mal.

C'est vrai que la civilisation, la politique, les institutions, viennent en quelque sorte briser l'idylle originel,  mais " nous allons travailler dans le mal, nous allons faire des constitutions pour la Pologne, nous allons élaborer un projet de contrat social, nous allons mettre un système d'équilibre, d'aliénation contrôlée de souveraineté, etc., pour essayer au contraire de lutter contre le mal " et je trouve que cette sorte de mélange d'optimisme et de pessimisme me convient assez bien.

Alain Finkielkraut :
Oui, mais Rousseau a dit " Je hais la servitude comme la source de tous les maux du genre humain ", c'est pas pour autant qu'il faut voir en lui un penseur nostalgique soucieux de revenir à un état de nature, simplement, disant cela, il fixe pour la première fois à la politique une finalité et des buts absolument illimités, et de ce rousseauisme, il me semble que nous en sommes encore tributaire, qu'est-ce qu'un progressiste aujourd'hui, c'est quelqu'un qui ramène le mal à la domination, ...

Vous avez dit le progressisme c'est une religion séculière peut-être mais son dogme, c'est voilà pourquoi les penseurs réactionnaires sont, comme Baudelaire, des tenants du péché originel, et voilà pourquoi aussi, aux termes du XX° siècle, un certain nombre de philosophes ont repris contact avec cette notion, Horkheimer et Adorno en parlent, également.

Je ne suis pas pour autant un fanatique du péché originel mais je vois là une opposition absolument fondamentale, si l'homme est innocent originellement, alors en effet, tout est politique et si tout est politique, il faut se mettre au travail, ... A la fin de votre livre, vous faites une opposition très alléchante entre ce que vous appelez la gauche divine et  la gauche tragique, que vous voudriez voir progresser au dépens d'un certain progressisme.

Il me semble, moi, qu'on pourrait parler d'une gauche pastorale. Il y a un pastoralisme de gauche qui vous explique que la violence la plus effrayante telle qu'elle peut se déployer aujourd'hui et notamment en France, n'est qu'une contre-violence, le résultat d'une violence, d'un crime originel, et c'est peut-être ça l'opposition, gauche pastorale d'un côté, gauche tragique de l'autre, qui se dit au fond que la condition humaine ce n'est pas un problème auquel on peut apporter une solution définitive, c'est un phénomène un peu plus complexe que cela, la notion de péché originel le disait, on peut le dire dans un autre langage.

Régis Debray :
Oui, mais je n'ai pas le même langage que vous. D'abord, un mot sur Rousseau. Il est tout de même le premier des philosophes des Lumières et peut-être le seul qui ne serait pas dépaysé s'il revenait dans le monde car l'ensauvagement du monde, le retour des ancrages théologiques, le retour des intégrismes, la revanche de Dieu,  il l'aurait fort bien expliqué. Il aurait dit : " écoutez, y'a pas de société sans religion civile, vous avez liquidé la religion révélée, donc votre société se décompose, vous n'avez plus de point sublime, ce point sublime qui était soit l'homme avec un grand H , soit l'histoire avec un grand H, soit la nation, soit la république, a disparu, il en est d'autres à côté " ; il aurait mentionné les Etats-Unis où la pratique religieuse est plus élevé qu'en 1776, il aurait dit : " Regardez les Etats-Unis, vous voyez bien que cette société est prospère , impériale même, parce qu'elle s'est donnée une religion biblio-patriotique, un Dieu confédéral, fédérateur, et qui est déposé sur chaque dollar ".

Autrement dit, il n'aurait pas du tout été déconcerté par quelque chose qui prend les Lumières à revers complètement, et qui est le ré-enchantement du monde, je dis cela pour donner un coup de chapeau à un Rousseau prémonitoire, mais je voudrais revenir à ce que vous appelez la gauche tragique, une gauche sans complexe de supériorité, sans surplomb providentiel, qui est une gauche modeste qui ignore le bien absolu et le mal radical, qui accepte un certain partage du bien, qui ne serait pas la porte-parole de la morale dans notre vallée de larmes, une gauche qui ne serait pas imbue d'une sorte de supériorité originelle, renvoyant ses adversaires dans la scélératesse, autrement dit, une gauche tragique ; je pense à Hegel, quand les deux parties ont tous les deux raison à la fois, quand il n'y a pas un camp du bien contre un camp du mal, et en ce sens, j'aimerai qu'on se libère de tout cet arriéré pastoral comme vous le dites, et qu'on aille vers une gauche qui ne soit pas brouillée avec la réalité et qui admette que, disons, le bureau des affaires eschatologiques est fermé.

Cela étant, qu'elle opte pour le mal ... plutôt que pour le bien absolu parce que nous savons que le bien ne nous est pas garanti, c'est ce que j'appelle la gauche divine qui se croit sous garantie progressiste, autrement dit, demain sera mieux qu'aujourd'hui parce que nous irons plus vite, nous aurons plus de moyens technologiques ; cela se termine dans le bougisme, qui est une sorte de progressisme décapité, tel un canard qui continue de marcher, on ne sait pas où on va mais on y va, cela je dirais, c'est le progrès zéro du progressisme dans lequel nous sommes aujourd'hui. »


- fin de l'extrait de l'émission "Répliques"-

 

***

« Dans la vie, on n'est pas "ceci ou cela", mais "ceci et cela" »

Dans un autre interview*, Régis Debray s'exprime ainsi : « Dans la vie, on n'est pas "ceci ou cela", mais "ceci et cela" ». Je ne peux qu'acquiescer à sa remarque. Le monde du mélange est notre monde et vouloir créer des cloisons étanches entre nos aspects lumineux et nos aspects sombres est toujours une opération humaine spéculative, loin de la réalité de laquelle nous sommes extraits et dans laquelle nous baignons. Ce désir effréné de construire des cloisons étanches entre le lumineux et le sombre explique sans doute pourquoi "trop de lumières nuisent à la lumière".

Si l’on associe le lumineux au "bien" et le sombre au "mal", le rapport entre les deux est du même ordre. La question du sombre, comprise ici comme celle du mal, reste la grande question : c’est la question qui tue. Pourquoi ? Parce que ni le relativisme prôné par le néo-spiritualisme, qui insiste sur le caractère relatif du mal jusqu’à vouloir nier sa réalité, ni l’optimisme religieux qui insiste sur le caractère absolu du mal, jusqu’à vouloir le circonscrire, n'apportent de réponse satisfaisante. A vouloir nier ou circonscrire le mal, on en arrive même à faire le mal au nom du bien, ou au nom d’un Dieu, ce qui revient au même lorsque le Dieu en question est associé au bien absolu.

En fait, il est probable que les différences entre le bien et le mal sont bien réelles mais, pour autant, les frontières entre les deux sont loin d’être étanches. Voilà la réalité de l'histoire humaine. Le mal n'a ni la transparence de la vision relativiste, ni l’opacité de la vision religieuse ... Les choses sont plus imbriquées, contradictoires même. On peut le regretter mais c'est ainsi.
MDC

 

* Interview d'Edgar Morin et de Régis Debray par Jacques-Marie Bourget, Paris-Match n° 2960, 6-12 avril 06, page 16.

2