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La page rectoversée n°24
 
Plan de l'étude sur Marcel Duchamp, les ready-made et
la peinture :
I/ Le complexe Duchamp (page rectoversée
n°23)
II/ Ready-made et esthétisme (page rectoversée
n°24)
III/ Pérennité de la peinture (page
rectoversée n°25)
Marcel Duchamp,
les ready-made et la peinture
II
Ready-made et esthétisme
En 1911, Guillaume Apollinaire avait vu juste en saisissant que
l'esthétisme n'était pas une préoccupation
chez Duchamp :
« Une des choses les plus remarquables qui ait été
dite sur Duchamp fut énoncé par Guillaume Apollinaire,
très tôt, en 1900, à la fin de l'article qu'il
lui consacra dans les Peintres cubistes : " Il sera
peut-être réservé à un artiste aussi
dégagé de préoccupations esthétiques,
aussi préoccupé d'énergie que Marcel Duchamp,
de réconcilier l'Art et le Peuple. "» (1)
Si l'on remplace le mot "Peuple" par celui de "Cité",
la formule d'Apollinaire acquiert une singulière actualité.
En effet, en réconciliant ainsi l'Art et la Cité,
Duchamp s'avère le prototype de l'artiste qui permet d'avoir,
pour reprendre l'expression d'Alain Finkielkraut , «
toujours plus d'artistes dans la cité, toujours moins d'art
dans le monde
»(2)
L'esthétisme des ready-made
d'après Duchamp
Progressons dans le temps d'une cinquantaine d'années, laps
de temps qu'il a fallu pour que les ready-made et donc Duchamp connaissent
un regain d'intérêt. Nous sommes en 1962. Marcel Duchamp
est âgé de 75 ans. Les avant-gardes d'alors re-découvrent
ses ready-made et leur accordent même des qualités
esthétiques : en France avec les Nouveaux-réalistes
comme Arman et Jean Tinguely , aux Etats-Unis avec notamment Jasper
Johns et Robert Rauschenberg. En réaction contre une telle
perception, Duchamp s'exprime ainsi : «...(...)... Lorsque
j'ai découvert les ready-mades, j'ai essayé de disqualifier
l'esthétique. Dans leur néo-dada, ils ont pris mes
ready-mades et y ont trouvé une beauté esthétique;
je leur ai jeté un porte-bouteilles et un urinoir à
la figure, comme un défi, et voici qu'ils les admirent pour
leur beauté esthétique ! » (3)
On ne saurait être plus clair ! Jusqu'à la fin de
sa vie, Duchamp ne modifiera en rien sa conception non esthétique
du ready-made. Une année avant de mourir, Philippe Collin
a un entretien avec Marcel Duchamp. Voici quelques extraits concernant
toujours ce que pense Duchamp sur l'éventuel esthétisme
de ses ready-made.
Philippe Collin :
« Les premiers ready-made remontent à quelle année
? »
Marcel Duchamp :
« A 13, 1913. La première chose c'est une roue de bicyclette
que j'ai simplement mise sur un tabouret et je l'ai regardée
tourner
Ensuite il y a eu le mouvement, ce n'était
pas nécessaire, ensuite il y a eu le porte-bouteilles en
14, ensuite en 15-16 il y en eu d'autres : mais depuis très
longtemps je n'en fais pas, vous savez, je n'en fais plus parce
que justement, il y a le danger d'en faire trop, parce que n'importe
quoi, vous savez , aussi laid que ce soit, aussi indifférent
que ce soit, deviendra beau et joli après quarante ans, vous
pouvez être tranquille
Alors, c'est très inquiétant
pour l'idée même du ready-made. »
Philippe Collin :
« Est-ce que vous n'êtes pas arrivé, depuis l'époque
où vous avez fait vos premiers ready-made, à cet attachement
esthétique que vous craignez, ou est-ce qu'ils sont restés
parfaitement indifférents pour vous ? »
Marcel Duchamp :
« Pour moi, oui ! A moi, oui ! Mais enfin, je comprends très
bien que les gens cherchent souvent un côté agréable,
et ils le trouvent par habitude. Si vous regardez une chose vingt
fois, cent fois, vous commencez à vous habituer, à
l'aimer ou à la détester, même. Ça ne
reste jamais tout à fait indifférent. Donc c'est un
problème difficile. Surtout, pour moi, ils ne m'intéressent
pas du tout à regarder, comprenez-vous. »
Philippe Collin :
« Mais comment doit être regardé un ready-made
? »
Marcel Duchamp :
« Il ne doit pas être regardé, au fond. Il est
là, simplement. On prend notion par les yeux qu'il existe.
Mais on ne le contemple pas comme on contemple un tableau. L'idée
de contemplation disparaît complètement. Simplement
prendre note que c'est un porte-bouteilles, ou que c'était
un porte-bouteilles qui a changé de destination. »
Plus loin Duchamp enfonce le clou en précisant :
«
Il n'y a plus de question de visualité :
le ready-made n'est plus visible, pour ainsi dire. Elle est complètement
matière grise. Elle n'est plus rétinienne
(
)
et je vous assure que je pense pas du tout à mes ready-made.
Je n'y ai jamais autant pensé que maintenant, parce que pendant
une période de trente ans personne n'en a parlé, ni
moi non plus. Donc, c'était un peu oublié, simplement,
et ça reparaît maintenant. Et puis, dans cinq ou six
ans, on n'en reparlera plus.» (4)
Ready-made : pour le meilleur et pour le pire
Contrairement à ce que pensait Duchamp, on parle encore
de ses ready-made. Certains continuent aujourd'hui de s'extasier
devant l'hypothétique esthétisme de l'urinoir ou du
porte-bouteilles. Pourtant, si Duchamp était encore en vie,
il y a fort à parier qu'il continuerait inlassablement à
dire que l'intérêt du ready-made n'est ni de l'ordre
de l'esthétisme, ni de celui de la sensation, mais du concept,
de l'idée.
En fait, le ready-made duchampien aurait dû tuer la peinture.
Or, il n'en est rien, la magie de la peinture consistant chaque
fois à renaître de ses cendres. Ainsi, plus la peinture
perdure et repousse sa mort annoncée, plus on est amené
à parler des ready-made. C'est précisément
parce que les véritables peintres ne trouvent aucune inspiration
dans le ready-made qu'ils sont amenés à vouloir pratiquer
l'acte de peindre. En pratiquant l'acte de peindre, ils se relient
à la longue chaîne de ceux qui les ont précédés
et tentent d'apporter leur modeste contribution. C'est pourquoi
on peut dire que le ready-made est l'objet type qui donne envie
aux peintres d'apprendre à peindre et qui écarte en
même temps d'un tel apprentissage tous ceux qui préfèrent
s'exprimer au travers des idées ou des concepts. Duchamp
à ce propos avait formulé la réciprocité
suivante : « Ready-made réciproque : Se servir d'un
Rembrandt comme planche à repasser »(5). Il est clair
qu'à une telle réciprocité, contrairement au
Rembrandt, la planche à repasser s'en sort grandie.
Cette double conséquence du ready-made qui consiste, d'une
part, à provoquer la continuation de la peinture et, d'autre
part, sa cessation, correspond assez bien à la notion du
" sens " et du " non-sens " telle que l'avait
défini Duchamp : « En 1963, Marcel fut ravi de découvrir
que les universités étaient prêtes à
le payer pour faire une conférence sur lui-même. A
l'aide de diapositives de ses travaux, il rappela sa carrière
et improvisa des descriptions de ses uvres avec beaucoup d'humour.
A la fin d'une de ses interventions, on lui demanda si le "
non-sens " qu'il avait utilisé dans uvres était
un véritable non-sens. Après un moment de désarroi,
il dit finalement " Sens et non-sens sont deux aspects de la
même chose et le non-sens a le droit de vivre ". »
(6)
Même lorsqu'il était devenu une vedette incontournable,
même lorsqu'il était reconnu par une jeunesse qui voyait
en lui un précurseur incontournable, Duchamp n'a jamais consenti
à accorder une quelconque valeur esthétique à
ses ready-made. Sa rigueur intellectuelle aura été
à la hauteur de sa lucidité qui l'amènera à
arrêter de peindre dès 1923, pour se consacrer aux
échecs. Il gardera cette lucidité et cette forme de
désenchantement chronique jusqu'à la fin de sa vie.
On peut penser que jusqu'à la fin, Duchamp n'a pas été
dupe et qu'il n'a décelé dans ses ready-made aucune
intention esthétique.
A ce propos, voici à nouveau un extrait de l'entretien de
1967 avec Philippe Collin (Duchamp était alors âgé
de 80 ans et devait s'éteindre l'année d'après).
Philippe Collin :
« Pourquoi on en parle maintenant ? Au fond, c'est parce qu'on
fait de vous, pas contre votre gré - car ça ne vous
ébranle pas -, un précurseur ou même un chef
d'école.»
Marcel Duchamp :
« Les écoles sont bien ennuyeuses, d'abord. Mais alors,
chef d'école, c'est encore pire, vous comprenez ! Ce qui
se passe, on ne sait pas, c'est assez impondérable. On ne
peut pas expliquer ces choses-là. C'est un phénomène.
Les gens se sont intéressés à ça. Ils
ont probablement trouvé qu'il y avait quelque chose de plus
qu'une anecdote, ou une fantaisie d'un artiste un peu fou, vous
comprenez. Je ne suis pas fou du tout, vous savez ! »
Philippe Collin :
« Vous faites quoi actuellement ? »
Marcel Duchamp :
« J'attends la mort, tout simplement. Dites-vous bien qu'il
arrive un âge où on n'a plus besoin de faire quoi que
ce soit, à moins d'en avoir envie. Je n'en ai pas envie.
Je n'ai pas envie de travailler ou de faire quelque chose. Je suis
très bien. Je trouve que la vie est tellement belle quand
on a rien à faire, du moins à travailler j'entends
! Même la peinture. Les questions d'art ne m'intéressent
absolument plus. »
Michel De Caso
Notes
(1) Extrait de la préface de Pontus Hulten, " Notes
" , Marcel Duchamp, Ed.Flammarion, 1980-1999.
(2) « ...Je ne crois pas qu'on puisse identifier la question
de la place de l'art dans le monde et celle de la place des artistes
dans la cité. Ces deux questions sont distinctes. Toujours
plus d'artistes dans la cité, toujours moins d'art dans le
monde, toujours moins d'uvres pour déjouer l'oubli
de l'être en appelant la réalité par son nom
légitime...» Alain Finkielkraut (philosophe né
en 1949 - extrait de son intervention lors de la rencontre "L'artiste
dans la cité" organisé par France-Culture le
11 octobre 2003 - voir la page rectoversée n°21)
(3) Marcel Duchamp à Hans Richter, 19 novembre 1962, cité
dans Dada : Art and Anti-art, Hans Richter.
(4) Extrait de "Marcel Duchamp parle des ready-made ",
Entretien avec Philippe Collin, Ed. L'Echoppe, 1998. Entretien réalisé
en juin 1967 à la Galerie Givaudan qui présentait
une exposition de ready-made.
(5) " Duchamp du Signe ", Marcel Duchamp, Ed. Flammarion,
1975, 1994, page 49.
(6) Extrait de l'avant-propos de Paul Matisse à " Notes
" , Marcel Duchamp, Ed.Flammarion, 1980, 1999.
*
citations
Marcel Duchamp 2
*
remarque :
Je rappelle que « la page rectoversée » est la
chronique multimédia régulière du site www.rectoversion.com.
A ce titre, elle n'exprime que mes propres points de vue et centres
d'intérêts. Ceux-ci, comme la totalité du site
www.rectoversion.com, n'engagent en rien les membres du mouvement
créé en mars 2002, « rectoversion, an 10 de
l'an 10.000 ».
A.D.A.P. et Michel De Caso : webmaster-propriétaire-éditeur
du site www.rectoversion.com
Il est précisé que les textes et images du site
www.rectoversion.com ne peuvent être reproduits sans l'autorisation
écrite préalable de Michel De Caso et de l'A.D.A.P.
et ce, pour tous les pays.
*
LA PAGE RECTOVERSÉE N°24 - mars-avril 2004
DUCHAMP, LES READY-MADE ET LA PEINTURE.
LETTRE INTERNET DU SITE WWW.RECTOVERSION.COM
PEINTURES, SCULPTURES, ECRITS D'ART CONTEMPORAIN.

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