RECTOVERSION, AN 10 DE L'AN 10.000

LE JOURNAL

numéro 2 - octobre 2003

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L'expérience de la métadualité
par Alexandre L'Hôpital-Navarre

" Il n'y a rien à comprendre,
comprendre est seulement une très mince affaire,
absolument insignifiante.
"
(Castaneda)

Traqueurs de l'entre deux mondes

Dans notre texte "Métaphysique de la Rectoversion", nous avons exposé et analysé longuement en quoi ce concept pictural exprimait le principe d'un " pouvoir unique dans son essence et double dans sa manifestation ", ou bien un " double pouvoir procédant d'un principe unique " (René Guénon). Il incarne en ce sens une résolution des opposés par unification androgynale dans une vision ouverte et holistique.

« Chaque être humain, chaque chose a deux côtés, deux entités distinctes, deux parties contraires qui prennent forme après la naissance. Tout ce qui se fonde sur les critères de" bien" et de "vérité" est sectaire et hérétique : la totalité comprend les contraires. »
(Castaneda)

Un autre aspect essentiel est celui apporté par la Percée, puisque celle-ci induit un point de vue métaphysique, c'est-à-dire qu’elle va au-delà de la forme visuelle donnée. Il est impossible d’effectuer cette percée ou de s’en imprégner rationnellement car le conditionné ne saurait contenir l’inconditionné.

« Ce que traquent les rêveurs comme les traqueurs (Stalker), c’est le "pouvoir" : le "ne pas faire" qui est ordonné à l’attention seconde ; à la découverte de la Percée entre deux mondes. Traquer, c’est l’exercice de la folie contrôlée, le "ne pas faire" [lâcher prise lucide et actif, abandon de l’intention égotique], alors que la folie non contrôlée est "faire " [de l’homme rationnel]. Il a pour dessein de déplacer le point d‘assemblage. »
(Castaneda)

Une fois le tableau décollé du mur, les deux faces se manifestent, la totalité s’organise. Puis, une fois la brèche de la Percée ouverte, la raison perd son autorité, la vision surnaturelle, supra-sensorielle se déploie : le monde physique est traversé, dépassé.

C’est pourquoi la Rectoversion n’a rien à voir avec une réflexion intellectuelle, philosophique, théorique, dogmatique, mais nous invite au contraire à une expérience - dont elle provient - non intellectuelle, intégrale, holistique, intime, profonde, qui implique une connaissance supra-rationnelle, intuitive et immédiate, à la racine de l’universel, de l’illimité et de l’informel. Michel De Caso l’a créé a posteriori, à force de peindre, sans "réfléchir". C’est après et seulement après que la Rectoversion originale fut achevée dans sa structure qu’il a souhaité en faire partager socialement l’invention : il a dû alors la théoriser en tant que concept plastique, la replacer historiquement par ses écrits, se lancer dans des conférences, des manifestations.

L’expérience personnelle est donc à la source vive de la Rectoversion, qui n’est qu’un concept-support magique où s’exprime notre sensibilité individuelle tout en la replaçant dans une dimension supra-individuelle. En témoigne le travail de Fabrice Bianchi, dont les références psychanalytiques propres à son cheminement personnel s’interfèrent et se font écho dans un dialogue pictural qui semble être indéfini.

La métadualité ternaire et intrinsèque à la Rectoversion accule le spectateur à un regard supra-individuel, car l’individu n’existe en tant que tel que sous le rapport d’une dualité quelconque, dualité qui en est même et l’origine et la conséquence ontologique : le sujet ne se constitue comme tel que par rapport à un objet (dédoublement conditionné et illusoire), d’où l’apparition inévitable d’une séparation incluant la perte consécutive de tout point de vue effectivement unitaire, universel, libérateur, c'est-à-dire indépendant. Tant qu’un sujet considère la dualité comme des opposés irréductibles, il ne sort pas de la sphère individuelle. Tant qu’il veut réduire l’un de ses termes à l’autre (monisme), il ne vit que dans un combat illusoire sans trêve : une autre forme de dualité. Quand il les unifie comme complémentaires et qu’il les traverse, il s’en libère aussitôt.

« Le monde n’est qu’une représentation qui se maintient par le dialogue intérieur : le mental de l’homme rationnel. Un rocher n’est un rocher que parce que nous lui attribuons une attention de rocher. Le monde ordinaire est tout à la fois créé et interprété par la raison… Le Stalker stoppe le monde, il arrête de le fabriquer en se parlant sans cesse à lui-même, il cherche et traverse la fissure d’entre les mondes ; l’instant, qui est la fissure du temps. »
(Castaneda)

Cette fissure, c’est l’ouverture libératrice par delà – et non en dessous - de la dictature de la raison et du sensible qui soumet à sa logique du vérifiable et du quantifiable les êtres et les choses, transformant l’homme lui-même en un misérable mécanisme finalisé, surtout lorsqu’il baigne dans le formol de sa sacro-sainte "honnêteté intellectuelle" (le mental est malhonnête par définition, qui est l’unique organe d’évaluation et de jugement), ou mieux, de sa "liberté de pensée". Il ne peut y avoir de libre pensée, car celle-ci est par nature conditionnée ; libre pensée qui ne vit d’ailleurs que de conflits permanents, de "si tu n’es pas pour moi tu es contre moi", et de "je vous emmerde à condition de vous aimer".

Peinture et informel

En Occident et particulièrement en France, on imagine qu’il n’existe rien au delà de la forme, d’où une certaine terreur irrationnelle face à son éventuelle extinction ; une angoisse ravageuse de l’anéantissement que cette extinction impliquerait, alors qu’elle n’apporte que plénitude et réalisation de soi dans la paix des autres.

« C’est la prise de conscience effective des états supra individuels qui est l’objet réel de la Métaphysique. »
(René Guénon)

Cette prise de conscience n’est pas réservée à une élite, elle est au contraire la nature fondamentale, basique, essentielle de l’homme sans conflit, sans opposition intérieure et extérieure, nature qu’il étouffe et oublie implacablement par le martèlement assourdissant et conditionnel propre à l’occident du Kali Yuga. Loin de constituer une caste aristocratique, elle est réintégration de l’individu dans la respiration égalitaire et compassionnelle de l’homme universel.

C’est qu’il y a vraiment quelque chose de français dans le royaume de la pourriture depuis que son prophète Descartes a séparé virtuellement et définitivement ce qu’il appelle l’âme et le corps par le truchement sidérant d’une chiquenaude spéculative. Des cathédrales d’aberrations s’amoncellent les unes après les autres sur un fumier de marbre, donnant aux crêtes écarlates des artificiers du Bon Sens Commun lettres de noblesse et pignon sur rue (ou plutôt sur la basse-cour versaillaise du rationnellement correct). Les dessous de table ne monnayent plus rien qu’un irrationnel occulto-mystique de substitution, quant aux issues de secours, elles ne mènent tout droit qu’à la secte. Rien d’étonnant à ce que les moines tibétains aient baptisé la France "terre de Bouddha", car il ne saurait y avoir de libération que dans l’ignorance et l’aliénation.

Pour l’heure et pour l’art, les fils prodigues du "complexe Duchamps" et du "complexe Beuys" ont désormais le droit divin de tout entreprendre, hormis celui de réaliser la moindre parcelle d’une expérience métaphysique ou spirituelle sous peine de recevoir le châtiment de mépris et d’isolement immédiats. Leur question sempiternelle de la mort ou de la renaissance de la peinture n’est d’aucune valeur. Les hommes de la protohistoire nous enseignent encore aujourd’hui que peindre est un acte magique par lequel s’actualise et se réalise la présence latente de l’Esprit dans notre vie quotidienne. La peinture n’est jamais morte, car l’Esprit, par définition, est illimité, inconditionné, atemporel.

C’est pourquoi les hommes continueront à peindre, quel qu’en soit le prix, à moins qu’ils ne se transforment sur le champ en coléoptères à poil mou. Le scorpion géant de la critique historico-esthétique s’est immolé lui-même avant de se prétendre cerné pour justifier son pseudo suicide. Il faut laisser les gamins jouer aux billes dans les cours de récréation intellectuelles. La cloche sonnera que le vent aura tourné cent fois. Les geôliers du ressemblant et de l’imitation ont fait du cadre du tableau des barreaux de prison où toutes les formes s’entassent sans ne plus pouvoir en sortir, obstruant à jamais la moindre perspective de lumière.

Qui déverrouillera le cadenas doré du carcan pictural ?

Qui donc ?…

La forme qui ne cherche que la forme est le titre même de la "spéculation"; pléonasme de l’art contemporain.

Après la « saturation du recto », il ne reste plus que l’installation , entendons meubler au plus vite et au plus nul ce que tout le monde refuse de voir : le trou béant dans le fond de cale du vaisseau fantôme culturel. L’art véritable est révélation du non-forme par la forme, apparition de l’invisible par le visible, de l’inaudible par le son, de l’ineffable par le mot. Seules les formes peuvent disparaître, jamais l’informel.

Une expérience universelle

Pour ma part, c’est par la pratique du Zen Soto que je reconnais dans la Rectoversion une illustration éminente de ma « propre » expérience ; expérience qui est en fait non "individuelle" mais "métapersonnelle", et qui ne devrait donc pas justifier l’emploi du "je", car elle n’appartient à personne en particulier et ne peut que se transmettre, tout au moins quant aux moyens qui ont permis d’y parvenir ; ce que tente de faire entre parenthèse Michel De Caso. Cette expérience, c’est celle de la métadualité, dont toutes les traditions initiatiques et métaphysiques témoignent, exprimant par la différence de leur supports et symboles opératifs ce qu’elle a d’universelle et d’atemporelle.

C’est pourquoi nous proposerons dans un texte ultérieur de les exposer à travers la Kabbale (sous le signe de Métatron), le christianisme ésotérique (Jugement Dernier, figure des deux Saint Jean, exégèse), le soufisme, l’art pariétal et le chamanisme, la Voie du guerrier Yaqui (Carlos Castaneda), le Janus Bifron romain, les couples dans les mythologies antiques, l’architecture sacrée, l’alchimie (figure du Rebis), le Tarot, le taoisme, l’hindouisme (Advaita Vada), le tantrisme et bien sûr le Zen.


© Alexandre L'Hôpital-Navarre

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