"
Il n'y a rien à comprendre,
comprendre est seulement une très mince affaire,
absolument insignifiante. "
(Castaneda)
Traqueurs
de l'entre deux mondes
Dans
notre texte "Métaphysique de la Rectoversion",
nous avons exposé et analysé longuement en quoi ce
concept pictural exprimait le principe d'un " pouvoir unique
dans son essence et double dans sa manifestation ", ou
bien un " double pouvoir procédant d'un principe
unique " (René Guénon). Il incarne en ce
sens une résolution des opposés par unification androgynale
dans une vision ouverte et holistique.
« Chaque être humain, chaque chose a deux côtés,
deux entités distinctes, deux parties contraires qui prennent
forme après la naissance. Tout ce qui se fonde sur les critères
de" bien" et de "vérité" est sectaire
et hérétique : la totalité comprend les contraires.
»
(Castaneda)
Un
autre aspect essentiel est celui apporté par la Percée,
puisque celle-ci induit un point de vue métaphysique, c'est-à-dire
quelle va au-delà de la forme visuelle donnée.
Il est impossible deffectuer cette percée ou de sen
imprégner rationnellement car le conditionné ne saurait
contenir linconditionné.
«
Ce que traquent les rêveurs comme les traqueurs (Stalker),
cest le "pouvoir" : le "ne pas faire"
qui est ordonné à lattention seconde ; à
la découverte de la Percée entre deux mondes. Traquer,
cest lexercice de la folie contrôlée, le
"ne pas faire" [lâcher prise lucide et actif, abandon
de lintention égotique], alors que la folie non contrôlée
est "faire " [de lhomme rationnel]. Il a pour dessein
de déplacer le point dassemblage. »
(Castaneda)
Une
fois le tableau décollé du mur, les deux faces se
manifestent, la totalité sorganise. Puis, une fois
la brèche de la Percée ouverte, la raison perd son
autorité, la vision surnaturelle, supra-sensorielle se déploie
: le monde physique est traversé, dépassé.
Cest
pourquoi la Rectoversion na rien à voir avec une réflexion
intellectuelle, philosophique, théorique, dogmatique, mais
nous invite au contraire à une expérience - dont elle
provient - non intellectuelle, intégrale, holistique, intime,
profonde, qui implique une connaissance supra-rationnelle, intuitive
et immédiate, à la racine de luniversel, de
lillimité et de linformel. Michel De Caso la
créé a posteriori, à force de peindre, sans
"réfléchir". Cest après et
seulement après que la Rectoversion originale fut achevée
dans sa structure quil a souhaité en faire partager
socialement linvention : il a dû alors la théoriser
en tant que concept plastique, la replacer historiquement par ses
écrits, se lancer dans des conférences, des manifestations.
Lexpérience
personnelle est donc à la source vive de la Rectoversion,
qui nest quun concept-support magique où sexprime
notre sensibilité individuelle tout en la replaçant
dans une dimension supra-individuelle. En témoigne le travail
de Fabrice Bianchi, dont les références psychanalytiques
propres à son cheminement personnel sinterfèrent
et se font écho dans un dialogue pictural qui semble être
indéfini.
La
métadualité ternaire et intrinsèque à
la Rectoversion accule le spectateur à un regard supra-individuel,
car lindividu nexiste en tant que tel que sous le rapport
dune dualité quelconque, dualité qui en est
même et lorigine et la conséquence ontologique
: le sujet ne se constitue comme tel que par rapport à un
objet (dédoublement conditionné et illusoire), doù
lapparition inévitable dune séparation
incluant la perte consécutive de tout point de vue effectivement
unitaire, universel, libérateur, c'est-à-dire indépendant.
Tant quun sujet considère la dualité comme des
opposés irréductibles, il ne sort pas de la sphère
individuelle. Tant quil veut réduire lun de ses
termes à lautre (monisme), il ne vit que dans un combat
illusoire sans trêve : une autre forme de dualité.
Quand il les unifie comme complémentaires et quil les
traverse, il sen libère aussitôt.
«
Le monde nest quune représentation qui se
maintient par le dialogue intérieur : le mental de lhomme
rationnel. Un rocher nest un rocher que parce que nous lui
attribuons une attention de rocher. Le monde ordinaire est tout
à la fois créé et interprété
par la raison
Le Stalker stoppe le monde, il arrête
de le fabriquer en se parlant sans cesse à lui-même,
il cherche et traverse la fissure dentre les mondes ; linstant,
qui est la fissure du temps. »
(Castaneda)
Cette
fissure, cest louverture libératrice par delà
et non en dessous - de la dictature de la raison et du sensible
qui soumet à sa logique du vérifiable et du quantifiable
les êtres et les choses, transformant lhomme lui-même
en un misérable mécanisme finalisé, surtout
lorsquil baigne dans le formol de sa sacro-sainte "honnêteté
intellectuelle" (le mental est malhonnête par définition,
qui est lunique organe dévaluation et de jugement),
ou mieux, de sa "liberté de pensée". Il
ne peut y avoir de libre pensée, car celle-ci est par nature
conditionnée ; libre pensée qui ne vit dailleurs
que de conflits permanents, de "si tu nes pas pour moi
tu es contre moi", et de "je vous emmerde à condition
de vous aimer".
Peinture
et informel
En
Occident et particulièrement en France, on imagine quil
nexiste rien au delà de la forme, doù
une certaine terreur irrationnelle face à son éventuelle
extinction ; une angoisse ravageuse de lanéantissement
que cette extinction impliquerait, alors quelle napporte
que plénitude et réalisation de soi dans la paix des
autres.
«
Cest la prise de conscience effective des états supra
individuels qui est lobjet réel de la Métaphysique.
»
(René Guénon)
Cette
prise de conscience nest pas réservée à
une élite, elle est au contraire la nature fondamentale,
basique, essentielle de lhomme sans conflit, sans opposition
intérieure et extérieure, nature quil étouffe
et oublie implacablement par le martèlement assourdissant
et conditionnel propre à loccident du Kali Yuga. Loin
de constituer une caste aristocratique, elle est réintégration
de lindividu dans la respiration égalitaire et compassionnelle
de lhomme universel.
Cest
quil y a vraiment quelque chose de français dans le
royaume de la pourriture depuis que son prophète Descartes
a séparé virtuellement et définitivement ce
quil appelle lâme et le corps par le truchement
sidérant dune chiquenaude spéculative. Des cathédrales
daberrations samoncellent les unes après les
autres sur un fumier de marbre, donnant aux crêtes écarlates
des artificiers du Bon Sens Commun lettres de noblesse et pignon
sur rue (ou plutôt sur la basse-cour versaillaise du rationnellement
correct). Les dessous de table ne monnayent plus rien quun
irrationnel occulto-mystique de substitution, quant aux issues de
secours, elles ne mènent tout droit quà la secte.
Rien détonnant à ce que les moines tibétains
aient baptisé la France "terre de Bouddha", car
il ne saurait y avoir de libération que dans lignorance
et laliénation.
Pour
lheure et pour lart, les fils prodigues du "complexe
Duchamps" et du "complexe Beuys" ont désormais
le droit divin de tout entreprendre, hormis celui de réaliser
la moindre parcelle dune expérience métaphysique
ou spirituelle sous peine de recevoir le châtiment de mépris
et disolement immédiats. Leur question sempiternelle
de la mort ou de la renaissance de la peinture nest daucune
valeur. Les hommes de la protohistoire nous enseignent encore aujourdhui
que peindre est un acte magique par lequel sactualise et se
réalise la présence latente de lEsprit dans
notre vie quotidienne. La peinture nest jamais morte, car
lEsprit, par définition, est illimité, inconditionné,
atemporel.
Cest
pourquoi les hommes continueront à peindre, quel quen
soit le prix, à moins quils ne se transforment sur
le champ en coléoptères à poil mou. Le scorpion
géant de la critique historico-esthétique sest
immolé lui-même avant de se prétendre cerné
pour justifier son pseudo suicide. Il faut laisser les gamins jouer
aux billes dans les cours de récréation intellectuelles.
La cloche sonnera que le vent aura tourné cent fois. Les
geôliers du ressemblant et de limitation ont fait du
cadre du tableau des barreaux de prison où toutes les formes
sentassent sans ne plus pouvoir en sortir, obstruant à
jamais la moindre perspective de lumière.
Qui
déverrouillera le cadenas doré du carcan pictural
?
Qui
donc ?
La
forme qui ne cherche que la forme est le titre même de la
"spéculation"; pléonasme de lart contemporain.
Après
la « saturation du recto », il ne reste plus que linstallation
, entendons meubler au plus vite et au plus nul ce que tout le monde
refuse de voir : le trou béant dans le fond de cale du vaisseau
fantôme culturel. Lart véritable est révélation
du non-forme par la forme, apparition de linvisible par le
visible, de linaudible par le son, de lineffable par
le mot. Seules les formes peuvent disparaître, jamais linformel.
Une
expérience universelle
Pour
ma part, cest par la pratique du Zen Soto que je reconnais
dans la Rectoversion une illustration éminente de ma «
propre » expérience ; expérience qui est en
fait non "individuelle" mais "métapersonnelle",
et qui ne devrait donc pas justifier lemploi du "je",
car elle nappartient à personne en particulier et ne
peut que se transmettre, tout au moins quant aux moyens qui ont
permis dy parvenir ; ce que tente de faire entre parenthèse
Michel De Caso. Cette expérience, cest celle de la
métadualité, dont toutes les traditions initiatiques
et métaphysiques témoignent, exprimant par la différence
de leur supports et symboles opératifs ce quelle a
duniverselle et datemporelle.
Cest
pourquoi nous proposerons dans un texte ultérieur de les
exposer à travers la Kabbale (sous le signe de Métatron),
le christianisme ésotérique (Jugement Dernier, figure
des deux Saint Jean, exégèse), le soufisme, lart
pariétal et le chamanisme, la Voie du guerrier Yaqui (Carlos
Castaneda), le Janus Bifron romain, les couples dans les mythologies
antiques, larchitecture sacrée, lalchimie (figure
du Rebis), le Tarot, le taoisme, lhindouisme (Advaita Vada),
le tantrisme et bien sûr le Zen.
©
Alexandre L'Hôpital-Navarre
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