Division,
causalité et temps chronologique
La
pensée ne peut fonctionner que dans la division, la séparation
de ce que lon retient comme pertinent de lensemble du
réel : nous appréhendons lenvironnement à
travers nos sens, nos envies, nos intérêts, nos désirs.
Nous construisons une représentation de ce qui nous importe
dans le réel. Nous séparons le tout observé
(activement ou passivement), en un certain nombre dunités
distinctes (représentations mentales), que nous mettons en
relation.
Nous
établissons des liens de causalité entre les éléments
perçus. Nous partons de la causalité établie
par nos sens, celle du temps chronologique : la perception dun
mouvement installe par mémorisation un « avant »
et un « après » ; un ordre apparent dans la psyché
..mais
ça nest quune option dans la prise en compte
du réel qui demeure multiple, continu, en transformation.
Les liens de cause à effets que nous établissons le
plus spontanément sont ceux qui résultent du fonctionnement
de nos sens enregistrant une continuité événementielle
par proximité. Il est évident quun tel fonctionnement
ne rend compte que très partiellement du réel. Le
champs de la pensée sinscrit structurellement dans
une incapacité à établir le lien au réel.
Nous
enregistrons donc à partir de nos expériences des
traces mnésiques, des images mentales, des sensations agréables
ou désagréables qui, si elles sont issues dun
vécu, ne sont plus le vécu : elles deviennent des
objets en elles-mêmes, autonomes, susceptibles dêtre
agencées de façons multiples ; reliées parfois
par des liens de causalité inattendus. En cas dimpossibilité
de trouver satisfaction dans le réel, les représentations
mentales, les traces mnésiques seront investies.
Le
Moi dual
Ces
limitations dans la satisfaction des besoins, désirs, envies,
vont créer une autre séparation, division, entre un
« Moi » et une extériorité, une conscience
dun être permanent séparé dun tout
: et voilà la naissance dun être qui ne peut
être conscient dun réel et dun lui-même
quau prix dune nouvelle distorsion du réel. Mais
cette création dun « Moi » projette demblée
lombre de sa disparition annoncée, un nouvelle dualité
sinstalle. La notion de « rien », de « néant
» est un pur construit psychique, le réel nest
pas concerné par cette notion. La condition humaine, elle,
ne peut sappréhender quen résonance à
ce « néant ».
Au
fur et à mesure que le champs de la pensée se développe,
la possibilité dune perception directe du réel
sévanouit. Le « Moi » devient une représentation
mentale susceptible dêtre investie affectivement ; né
de la pensée, il en est le meilleur agent den sa volonté
de permanence : le « pensé » lui importe ,dès
lors, plus que le réel. Il est le lieu refuge face à
lexpérience du manque ; il le demeurera si lexpérience
du manque ne vient pas sy inscrire. Les énergies y
resteront captives et lEtre sera détourné de
sa relation au réel et à lénigme dont
il est porteur.
Le
refoulé
Mais
à travers et parallèlement à cette division
sen installe une autre ; celle qui sétablit entre
des désirs frustrés, les impossibilités du
moment qui obligent à refouler , et ce qui est possible,
admissible : se crée alors la division séparation
entre ce qui est potentiellement désagréable et dont
il faut éviter le retour dans le champs de la conscience,
et ce qui est présentable. Tout ceci sopérant
à une période de la vie durant laquelle lenfant
dispose dun mode de traitement des événements
plutôt binaire : appréhension en tout ou rien, établissement
de liens de cause à effet primaires ; la pensée sexerçant
là encore sur des représentations partielles et subjectives,
sera dans lincapacité de rendre compte de la réalité
dans sa complexité. Ces fonctionnements primaires étant
en principe remaniés au cours du développement au
profit de systèmes plus ouverts prenant en compte les événements
de façon plus large et nuancée ; le psychisme restant
plus ou moins marqué et influencé par les aspects
constitutifs de son histoire. Ainsi dans un blocage psychologique
quelconque retrouve-t-on à la racine un raisonnement polaire
ou un lien de cause à effet figé, la libération
des énergies qui sy trouve bloquées sopérant
par lintroduction dun élément tiers.
Le
temps psychologique
La division entre un inconscient, lieu de ce qui nest pas
présentable, lieu dun « Moi » à
fuir ; et un conscient dont le « Moi » ne peut entretenir
lidée de sa permanence quà travers la
ramification subtile de la pensée ; cette division donc introduit
lénigme de linconnu en « soi ». Le
« Moi » de la partie consciente trouvant son compte
au maintient de la division à travers la mise en jeu de la
pensée ; celle-ci élaborera un univers mental installant
lespace-temps psychologique : un passé témoin
dun « Moi » non assumé et un futur, lieu
de projection dun idéal du « Moi » : létablissement
dune dualité qui bloque les énergies au bénéfice
du « Moi » et déconnecte lEtre du présent
et de la perception du réel.
Le
« réel » est ce qui simpose à nos
sens, mais nous désignons aussi par ce terme le « ce
dont nous avons à tenir compte ». Ce rapport à
l extériorité,( le « moi » en relation
à des objets, des personnes, la nature, etc
), se fait
à travers nos besoins, nos désirs, nos frustrations
; à travers un « construit mental » qui installe
des recherches de satisfactions, perpétue des dualités,
établit des liens de causalités sclérosants,
des connections gratifiantes, etc
LÊtre
se trouve donc éloigné de la perception directe et
son « énigmatique présence », par la mise
en jeu du « pensé » ; il peut aussi se perdre
dans les couloirs du temps psychologique ouverts par les dualités
: dualité « moi » refoulé et « moi
» conscient ; et dans le « moi » conscient, les
dualités « Moi-néant» et « Moi -
idéal ».
Prendre
conscience des distorsions, des leurres de lesprit ; cest
ouvrir la possibilité de laisser le « Réel »
advenir et connecter l Être au monde.
Rectoversion
et temps relatif
La
« Rectoversion » est née dune réflexion
personnelle de Michel De Caso et de sa pratique de peintre, qui
ont su aller au-delà de lordre établi de luvre
monoface : interrogation sur le statut du verso et de lanalyse
de sa place symbolique dans linconscient collectif et univers
mentaux. Nous adoptons des raisonnements binaires, établissons
des corrélations, constituons des couples dopposés,
des contraires qui installent des certitudes et des évidences
qui méritent la remise en cause : lendroit serait lopposé
de lenvers, la haine serait le contraire de lamour,
labsence serait la non-présence. Labsence, cest
linsupportable présence sans jouissance.
La
« Rectoversion » est un support-concept permettant une
mise en musique multiple de toutes ces interrogations. Elle est
intrinsèquement et potentiellement une machine à exploser
le temps psychologique. Mettant en mouvement le regardant, elle
lamène vers linconnu de lautre face chargée
de limpact subjectif de linterprétation personnelle
de la première .
La
deuxième face nétant pas dun accès
logique explicite et immédiat, le sujet sera amené
à faire des allers-retours successifs dans sa recherche de
sens ; le sens des percées sanalysera par rapport à
chacune des faces, mais dans la mesure où elles sont un bien
commun des deux faces, leur sens intrinsèque pourra sinterroger
de nimporte quel côté favorisant ainsi limmobilisation.
Il me plaît bien que le regardant soit arrêté
dans sa course à la recherche du sens, quil ait loccasion
de simmobiliser , de piétiner dans une interprétation
qui ne trouve pas la réassurance dune quelconque causalité
et se confronte ce faisant au vide et à linstant présent
porteur de lintuition du réel.
La
« Rectoversion » nous propose dentrer dans un
espace-temps relatif. Cela peut permettre un nouveau point de départ,
mais cela peut aussi déboucher sur une nouvelle division
à travers lélection dun recto et donc
dun verso.
Le
support-concept « rectoversion » met donc à disposition
des possibilités multiples :
-
deux faces en relation
-
des percées à déterminer
-
une épaisseur ou tranche.
Ceci
autorise beaucoup de combinaisons qui sajoutent à la
palette existante du pictural (figuratif, symbolisme, surréalisme,
etc
.).
Donnons
quelques exemples :
-
les deux faces mettant dos à dos un élément
et son contraire : les percées symbolisant le dépassement
ou lévitement.
-
la même disposition que ci-dessus mais avec dans chaque face
un peu de son contraire afin de laisser méditer sur le fait
quil y a toujours de la lumière dans lombre
-
chaque face représente des approches différentes dun
même thème, refusant ainsi demblée de
partir de la dualité recto-verso inconsciemment enregistrée
-
etc
Krishnamurti
: réflexions
Par
rapport à nos réflexions luvre de Krishnamurti,
(philosophe et psychologue indien) me paraît fort intéressante.
Aussi,
je vous communique quelques extraits. Les textes reproduit ci-dessous
sont tirés des « Commentaires sur la vie », (tomes
1, 2 et 3 ; éditions Buchet/Chastel).
"
Quel que soit le degré de logique et defficacité
que puisse atteindre notre raisonnement, cela ne débouche
pourtant pas sur ce qui est au-delà de l esprit. Pour
quentre en existence ce qui est au-delà de lesprit,
celui-ci doit être parfaitement immobile."
"
La non-violence est lidéal, ce qui devrait être,
et ce qui a été est la violence
Lidéal
est une fabri-cation maison, cest la projection de son propre
contraire, le réel. Lantithèse est une expansion
de la thèse, et le contraire renferme les éléments
de son propre contraire. Etant
violent, l'esprit projette ce qui lui est opposé, c'est-à-dire
l'idéal de la non-violence. On dit que l'idéal permet
de triompher de ce qui lui est opposé, mais en est-il bien
ainsi ? L'idéal n'est-il pas une façon de fuir ce
qui a été ou ce qui est ? Le conflit entre le réel
et l'idéal est de toute évidence un moyen de retarder
la compréhension du réel, et ce conflit ne sert qu'à
introduire un autre problème dont la fonction est de masquer
le problème immédiat. "
"
C'est la résistance au bruit qui amplifie les désagréments
qu'il peut susciter. Et c'est ce que nous faisons dans notre vie
quotidienne : gardant le beau, nous rejetons le laid ; résistant
au mal, nous cultivons le bien ; évitant la haine, nous pensons
à l'amour et ainsi de suite. Nous avons toujours en nous
cette contradiction interne, ce conflit entre les contraires
Etre ouvert à la beauté et résister à
la laideur, ce n'est pas avoir de sensibilité. Souhaiter
le silence et refuser le bruit, ce n'est pas être totalement
entier. Etre sensible, c'est avoir conscience et du silence et du
bruit, sans rechercher l'un ni refuser l'autre. C'est en cela que
l'on est un être complet, sans contradiction interne.
"
"
Ne peut-il y avoir que le désespoir quand il n'y a pas
cet état que nous appelons l'espoir ? Pourquoi toujours penser
par oppositions ? L'espoir est-il le contraire du désespoir
? Si tel est le cas, cet espoir porte en lui les germes du désespoir,
et un tel espoir se mêle de la peur. Si nous voulons vraiment
comprendre, ne faut-il pas d'abord nous libérer des oppositions
? L'état de l'esprit est une des choses les plus importantes
qui soit
. "
"
Vous avez du remarquer que le désir de ne plus être
envieux entraîne le conflit des contraires. Le désir
ou la volonté de ne plus être ceci mais cela suscite
le conflit. Nous considérons habituellement que ce conflit
fait partie de la vie. Mais en est-il bien ainsi ? Cette lutte éternelle
entre ce qui est et ce qui devrait être est tenue pour noble
et idéaliste.
Mais le désir et la tentative de ne pas être envieux
est identique au fait d'être envieux, n'est ce pas ? Si l'on
comprend vraiment cela, le combat cesse entre les contraires ; le
conflit de la dualité cesse
. Pour être libéré
de l'envie, il ne faut pas être pris dans le conflit de son
contraire, mais comprendre ce qui est. Et cette compréhension
est impossible tant que l'esprit essaie de changer ce qui est.
"
" Le désir de réconfort suscite l'illusion,
c'est ce besoin qui permet de bâtir des églises, des
temples et des mosquées. Nous nous perdons dans ces églises,
ou dans l'illusion d'un Etat omnipotent, et la réalité
passe à côté de nous. La vérité,
ou ce que vous voudrez l'appeler, ne peut pas se découvrir
par le biais de l'esprit. La pensée de peut la rechercher,
nul chemin n'y mène et la vérité ne s'acquiert
pas grâce au culte, aux prières ou au sacrifice. Si
nous recherchons le réconfort ou la consolation, nous les
trouverons d'une façon ou d'une autre, mais en même
temps nous aurons davantage de souffrance et de douleur. Le désir
de réconfort, de sécurité, a le pouvoir de
créer toutes les formes de l'illusion. Ce n'est qu'à
partir du moment où l'esprit est parfaitement immobile qu'apparaît
la possibilité de la venue du réel. "
"
La seule absence de haine n'est pas l'amour. Dompter la haine,
la réduire au silence n'est pas aimer. Le silence n'est pas
une conséquence du bruit, ce n'est pas une réaction
motivée par le bruit. Le " silence" qui naît
du bruit plonge ses racines dans le bruit. Le véritable silence
est un état totalement étranger à la machinerie
de l'esprit, l'esprit ne peut le concevoir et les tentatives qu'il
fait pour l'atteindre restent de l'ordre du bruit. Le silence n'est
en aucune façon lié au bruit. Mais le bruit doit cesser
totalement pour que soit le silence. "
©
Fabrice Bianchi
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