RECTOVERSION, AN 10 DE L'AN 10.000

LE JOURNAL

numéro 2 - octobre 2003

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Division et psychisme
par Fabrice Bianchi

Division, causalité et temps chronologique

La pensée ne peut fonctionner que dans la division, la séparation de ce que l’on retient comme pertinent de l’ensemble du réel : nous appréhendons l’environnement à travers nos sens, nos envies, nos intérêts, nos désirs. Nous construisons une représentation de ce qui nous importe dans le réel. Nous séparons le tout observé (activement ou passivement), en un certain nombre d’unités distinctes (représentations mentales), que nous mettons en relation.

Nous établissons des liens de causalité entre les éléments perçus. Nous partons de la causalité établie par nos sens, celle du temps chronologique : la perception d’un mouvement installe par mémorisation un « avant » et un « après » ; un ordre apparent dans la psyché…..mais ça n’est qu’une option dans la prise en compte du réel qui demeure multiple, continu, en transformation. Les liens de cause à effets que nous établissons le plus spontanément sont ceux qui résultent du fonctionnement de nos sens enregistrant une continuité événementielle par proximité. Il est évident qu’un tel fonctionnement ne rend compte que très partiellement du réel. Le champs de la pensée s’inscrit structurellement dans une incapacité à établir le lien au réel.

Nous enregistrons donc à partir de nos expériences des traces mnésiques, des images mentales, des sensations agréables ou désagréables qui, si elles sont issues d’un vécu, ne sont plus le vécu : elles deviennent des objets en elles-mêmes, autonomes, susceptibles d’être agencées de façons multiples ; reliées parfois par des liens de causalité inattendus. En cas d’impossibilité de trouver satisfaction dans le réel, les représentations mentales, les traces mnésiques seront investies.

Le Moi dual

Ces limitations dans la satisfaction des besoins, désirs, envies, vont créer une autre séparation, division, entre un « Moi » et une extériorité, une conscience d’un être permanent séparé d’un tout : et voilà la naissance d’un être qui ne peut être conscient d’un réel et d’un lui-même qu’au prix d’une nouvelle distorsion du réel. Mais cette création d’un « Moi » projette d’emblée l’ombre de sa disparition annoncée, un nouvelle dualité s’installe. La notion de « rien », de « néant » est un pur construit psychique, le réel n’est pas concerné par cette notion. La condition humaine, elle, ne peut s’appréhender qu’en résonance à ce « néant ».

Au fur et à mesure que le champs de la pensée se développe, la possibilité d’une perception directe du réel s’évanouit. Le « Moi » devient une représentation mentale susceptible d’être investie affectivement ; né de la pensée, il en est le meilleur agent d’en sa volonté de permanence : le « pensé » lui importe ,dès lors, plus que le réel. Il est le lieu refuge face à l’expérience du manque ; il le demeurera si l’expérience du manque ne vient pas s’y inscrire. Les énergies y resteront captives et l’Etre sera détourné de sa relation au réel et à l’énigme dont il est porteur.

Le refoulé

Mais à travers et parallèlement à cette division s’en installe une autre ; celle qui s’établit entre des désirs frustrés, les impossibilités du moment qui obligent à refouler , et ce qui est possible, admissible : se crée alors la division séparation entre ce qui est potentiellement désagréable et dont il faut éviter le retour dans le champs de la conscience, et ce qui est présentable. Tout ceci s’opérant à une période de la vie durant laquelle l’enfant dispose d’un mode de traitement des événements plutôt binaire : appréhension en tout ou rien, établissement de liens de cause à effet primaires ; la pensée s’exerçant là encore sur des représentations partielles et subjectives, sera dans l’incapacité de rendre compte de la réalité dans sa complexité. Ces fonctionnements primaires étant en principe remaniés au cours du développement au profit de systèmes plus ouverts prenant en compte les événements de façon plus large et nuancée ; le psychisme restant plus ou moins marqué et influencé par les aspects constitutifs de son histoire. Ainsi dans un blocage psychologique quelconque retrouve-t-on à la racine un raisonnement polaire ou un lien de cause à effet figé, la libération des énergies qui s’y trouve bloquées s’opérant par l’introduction d’un élément tiers.

Le temps psychologique

La division entre un inconscient, lieu de ce qui n’est pas présentable, lieu d’un « Moi » à fuir ; et un conscient dont le « Moi » ne peut entretenir l’idée de sa permanence qu’à travers la ramification subtile de la pensée ; cette division donc introduit l’énigme de l’inconnu en « soi ». Le « Moi » de la partie consciente trouvant son compte au maintient de la division à travers la mise en jeu de la pensée ; celle-ci élaborera un univers mental installant l’espace-temps psychologique : un passé témoin d’un « Moi » non assumé et un futur, lieu de projection d’un idéal du « Moi » : l’établissement d’une dualité qui bloque les énergies au bénéfice du « Moi » et déconnecte l’Etre du présent et de la perception du réel.

Le « réel » est ce qui s’impose à nos sens, mais nous désignons aussi par ce terme le « ce dont nous avons à tenir compte ». Ce rapport à l ‘extériorité,( le « moi » en relation à des objets, des personnes, la nature, etc…), se fait à travers nos besoins, nos désirs, nos frustrations ; à travers un « construit mental » qui installe des recherches de satisfactions, perpétue des dualités, établit des liens de causalités sclérosants, des connections gratifiantes, etc …

L’Être se trouve donc éloigné de la perception directe et son « énigmatique présence », par la mise en jeu du « pensé » ; il peut aussi se perdre dans les couloirs du temps psychologique ouverts par les dualités : dualité « moi » refoulé et « moi » conscient ; et dans le « moi » conscient, les dualités « Moi-néant» et « Moi - idéal ».

Prendre conscience des distorsions, des leurres de l’esprit ; c’est ouvrir la possibilité de laisser le « Réel » advenir et connecter l’ Être au monde.

Rectoversion et temps relatif

La « Rectoversion » est née d’une réflexion personnelle de Michel De Caso et de sa pratique de peintre, qui ont su aller au-delà de l’ordre établi de l’œuvre monoface : interrogation sur le statut du verso et de l’analyse de sa place symbolique dans l’inconscient collectif et univers mentaux. Nous adoptons des raisonnements binaires, établissons des corrélations, constituons des couples d’opposés, des contraires qui installent des certitudes et des évidences qui méritent la remise en cause : l’endroit serait l’opposé de l’envers, la haine serait le contraire de l’amour, l’absence serait la non-présence. L’absence, c’est l’insupportable présence sans jouissance.

La « Rectoversion » est un support-concept permettant une mise en musique multiple de toutes ces interrogations. Elle est intrinsèquement et potentiellement une machine à exploser le temps psychologique. Mettant en mouvement le regardant, elle l’amène vers l’inconnu de l’autre face chargée de l’impact subjectif de l’interprétation personnelle de la première .

La deuxième face n’étant pas d’un accès logique explicite et immédiat, le sujet sera amené à faire des allers-retours successifs dans sa recherche de sens ; le sens des percées s’analysera par rapport à chacune des faces, mais dans la mesure où elles sont un bien commun des deux faces, leur sens intrinsèque pourra s’interroger de n’importe quel côté favorisant ainsi l’immobilisation. Il me plaît bien que le regardant soit arrêté dans sa course à la recherche du sens, qu’il ait l’occasion de s’immobiliser , de piétiner dans une interprétation qui ne trouve pas la réassurance d’une quelconque causalité et se confronte ce faisant au vide et à l’instant présent porteur de l’intuition du réel.

La « Rectoversion » nous propose d’entrer dans un espace-temps relatif. Cela peut permettre un nouveau point de départ, mais cela peut aussi déboucher sur une nouvelle division à travers l’élection d’un recto et donc d’un verso.

Le support-concept « rectoversion » met donc à disposition des possibilités multiples :
- deux faces en relation
- des percées à déterminer
- une épaisseur ou tranche.
Ceci autorise beaucoup de combinaisons qui s’ajoutent à la palette existante du pictural (figuratif, symbolisme, surréalisme, etc….).

Donnons quelques exemples :
- les deux faces mettant dos à dos un élément et son contraire : les percées symbolisant le dépassement ou l’évitement.
- la même disposition que ci-dessus mais avec dans chaque face un peu de son contraire afin de laisser méditer sur le fait qu’il y a toujours de la lumière dans l’ombre…
- chaque face représente des approches différentes d’un même thème, refusant ainsi d’emblée de partir de la dualité recto-verso inconsciemment enregistrée…
- etc…

Krishnamurti : réflexions

Par rapport à nos réflexions l’œuvre de Krishnamurti, (philosophe et psychologue indien) me paraît fort intéressante. Aussi, je vous communique quelques extraits. Les textes reproduit ci-dessous sont tirés des « Commentaires sur la vie », (tomes 1, 2 et 3 ; éditions Buchet/Chastel).

" Quel que soit le degré de logique et d’efficacité que puisse atteindre notre raisonnement, cela ne débouche pourtant pas sur ce qui est au-delà de l ‘esprit. Pour qu’entre en existence ce qui est au-delà de l’esprit, celui-ci doit être parfaitement immobile."

" La non-violence est l’idéal, ce qui devrait être, et ce qui a été est la violence… L’idéal est une fabri-cation maison, c’est la projection de son propre contraire, le réel. L’antithèse est une expansion de la thèse, et le contraire renferme les éléments de son propre contraire. Etant violent, l'esprit projette ce qui lui est opposé, c'est-à-dire l'idéal de la non-violence. On dit que l'idéal permet de triompher de ce qui lui est opposé, mais en est-il bien ainsi ? L'idéal n'est-il pas une façon de fuir ce qui a été ou ce qui est ? Le conflit entre le réel et l'idéal est de toute évidence un moyen de retarder la compréhension du réel, et ce conflit ne sert qu'à introduire un autre problème dont la fonction est de masquer le problème immédiat. "

" C'est la résistance au bruit qui amplifie les désagréments qu'il peut susciter. Et c'est ce que nous faisons dans notre vie quotidienne : gardant le beau, nous rejetons le laid ; résistant au mal, nous cultivons le bien ; évitant la haine, nous pensons à l'amour et ainsi de suite. Nous avons toujours en nous cette contradiction interne, ce conflit entre les contraires…
Etre ouvert à la beauté et résister à la laideur, ce n'est pas avoir de sensibilité. Souhaiter le silence et refuser le bruit, ce n'est pas être totalement entier. Etre sensible, c'est avoir conscience et du silence et du bruit, sans rechercher l'un ni refuser l'autre. C'est en cela que l'on est un être complet, sans contradiction interne.
"

" Ne peut-il y avoir que le désespoir quand il n'y a pas cet état que nous appelons l'espoir ? Pourquoi toujours penser par oppositions ? L'espoir est-il le contraire du désespoir ? Si tel est le cas, cet espoir porte en lui les germes du désespoir, et un tel espoir se mêle de la peur. Si nous voulons vraiment comprendre, ne faut-il pas d'abord nous libérer des oppositions ? L'état de l'esprit est une des choses les plus importantes qui soit…. "

" Vous avez du remarquer que le désir de ne plus être envieux entraîne le conflit des contraires. Le désir ou la volonté de ne plus être ceci mais cela suscite le conflit. Nous considérons habituellement que ce conflit fait partie de la vie. Mais en est-il bien ainsi ? Cette lutte éternelle entre ce qui est et ce qui devrait être est tenue pour noble et idéaliste.
Mais le désir et la tentative de ne pas être envieux est identique au fait d'être envieux, n'est ce pas ? Si l'on comprend vraiment cela, le combat cesse entre les contraires ; le conflit de la dualité cesse …. Pour être libéré de l'envie, il ne faut pas être pris dans le conflit de son contraire, mais comprendre ce qui est. Et cette compréhension est impossible tant que l'esprit essaie de changer ce qui est.
"

" Le désir de réconfort suscite l'illusion, c'est ce besoin qui permet de bâtir des églises, des temples et des mosquées. Nous nous perdons dans ces églises, ou dans l'illusion d'un Etat omnipotent, et la réalité passe à côté de nous. La vérité, ou ce que vous voudrez l'appeler, ne peut pas se découvrir par le biais de l'esprit. La pensée de peut la rechercher, nul chemin n'y mène et la vérité ne s'acquiert pas grâce au culte, aux prières ou au sacrifice. Si nous recherchons le réconfort ou la consolation, nous les trouverons d'une façon ou d'une autre, mais en même temps nous aurons davantage de souffrance et de douleur. Le désir de réconfort, de sécurité, a le pouvoir de créer toutes les formes de l'illusion. Ce n'est qu'à partir du moment où l'esprit est parfaitement immobile qu'apparaît la possibilité de la venue du réel. "

" La seule absence de haine n'est pas l'amour. Dompter la haine, la réduire au silence n'est pas aimer. Le silence n'est pas une conséquence du bruit, ce n'est pas une réaction motivée par le bruit. Le " silence" qui naît du bruit plonge ses racines dans le bruit. Le véritable silence est un état totalement étranger à la machinerie de l'esprit, l'esprit ne peut le concevoir et les tentatives qu'il fait pour l'atteindre restent de l'ordre du bruit. Le silence n'est en aucune façon lié au bruit. Mais le bruit doit cesser totalement pour que soit le silence. "


© Fabrice Bianchi

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