L'existence
d'un recto et d'un verso procède-t-elle d'une con-ception
bipolaire du monde dont les fondements sont constitués sur
les contraires ? La langue française permet d'exprimer au
mieux cette conception en offrant tout un ensemble de termes antagonistes.
Nous soumettons à votre perspicacité, dans le tableau
qui suit, quelques-unes de ces relations de termes antagonistes
qui nous paraissent révélatrices de cette construction
dualiste.
Verso
du latin
verso, versare
tourner
|
|
Recto
du latin
rego, regere
diriger
|
courbe
l'envers
curviligne
|
est
opposé à |
droit
l'endroit
orthogonal
|
irrégulier
baroque
dissonant
détourné
|
est
opposé à |
régulier
classique
consonant
direct
|
faux
injuste
mal
|
est
opposé à
|
vrai
juste
bien
|
malhonnête
tordu
|
est
opposé à |
honnête
droit
|
ombre
obscur
sinistre
derrière
postérieur |
est
opposé à |
lumière
lumineux
éclairé
devant
antérieur |
dissimulé
|
est
opposé à |
montré
|
feint
maladroit
gauche |
est
opposé à |
authentique
adroit
habile |
La
première colonne reprend des mots désignant des notions
que l'on peut associer au mot courbe et rapprocher du mot-concept
verso (notez que verso vient du latin versare signifiant "tourner").
La deuxième colonne donne les termes contraires associés
au mot droit, qui se rapportent au mot-concept recto ( ce dernier
venant du latin regere, " diriger ").
Droit est entendu à la fois dans son sens géométrique
(ligne droite et rectiligne) et juridique (attitude droite et loyale).
Volontairement, nous avons placé du côté gauche
les termes liés au verso et ceux du recto dans le côté
droit.
Si nous avions voulu présenter ce tableau de façon
habituelle, nous aurions dû mettre les mots du recto à
gauche et ceux du verso à droite. Avec notre disposition
inversée, vous êtes obligés de lire en premier
les mots-verso puisque notre langue se lit et s'écrit de
gauche à droite.
Or,
cette façon de lire devrait vous indisposer quelque peu car
vous êtes amenés à lire en premier, c'est-à-dire
avant, des termes que votre mental associe à ce qui est après
! Pourtant, n'est-il pas plus logique d'écrire à gauche
du tableau des notions que l'on associe au côté gauche
?
Il en est de même dans le petit exemple qui suit :
le juste est opposé à l'injuste
est différent de :
l'injuste est opposé au juste.
Il
est probable que l'expression qui vous paraîtra la plus crédible
est le juste est opposé à l'injuste.
Notre
culture associe le terme juste à ce qui est placé
avant parce que tout ce qui relève du concept de la lumière,
du normal ou du régulier y est toujours considéré
comme intervenant en premier. Au contraire, tout ce qui relève
du concept de l'ombre, de l'anormal ou de l'irrégulier, est
considéré comme intervenant en second. Cette étonnante
constatation tient au fait que, dans notre système de références
culturelles que nous avons totalement intériorisées,
la lumière est proprement divinisée.
Sans
doute l'origine de la création du monde selon la Genèse
n'y est pas pour rien :
" Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre.
La terre était informe et vide, les ténèbres
couvraient l'abîme et le souffle de Dieu planait sur les eaux.
Dieu dit : - que la lumière soit !
- Et la lumière fut.
Dieu vit que la lumière était bonne et il sépara
la lumière des ténèbres. Dieu appela la lumière
Jour et les ténèbres Nuit. Le soir vînt, puis
le matin : ce fut le premier jour. "
(La Genèse, 1, 1-5)
Les statuts éminemment positifs dont jouissent la lumière
et le jour y sont nommément exprimés au détriment
des ténèbres et de la nuit.
Le
corollaire de cette approche bipolaire fait que nous préférons
lire en premier toujours des notions que nous associons à
ce qui est avant. Cette conception est directement issue de la notion
du temps linéaire qui a un avant et un après, notion
indissociable de celle de l'espace qui a un devant et un derrière.
Lorsque
notre culture relativisera ces linéarités temporelle
et spatiale, représentées géométriquement
par la ligne rectiligne qui est une absurdité puisque la
ligne droite indéfinie n'existe pas et que toute droite finit
par se courber, elle cessera d'adapter la réalité
infiniment plus complexe à son propre point de vue dualiste.
Cette conception qui consiste à se limiter à deux
composants antagonistes est en effet obligée de stopper la
progression au deuxième qu'elle associe à l'après
derrière tandis que le premier se rapporte à l'avant-devant.
Une telle approche propose une lecture à deux temps, l'avant
et le devant opposés à l'après et le derrière.
Cette
limitation de l'espace-temps à deux temps nous paraît
pour le moins réductrice. On sait en effet que toute action
terrestre se lit sur le plan temporel au minimum à trois
temps, qui sont l'avant, le pendant et l'après, correspondant
au passé, au présent et au futur. Sur le plan de l'espace,
il en est de même avec le devant, le milieu et le derrière.
Nous traiterons plus loin cet aspect ternaire que nous n'approfondissons
pas ici, pour préserver la cohérence de notre analyse.
La
partialité dualiste
Mais
d'où peut bien venir ce diktat dualiste et comment se fait-il
que, malgré ses limites, il reste toujours d'actualité
?
La
faiblesse de la conception bipolaire vient du fait qu'elle consiste
à confondre le temps chronologique avec la progression symbolique
des nombres, ce qui est loin d'être pertinent.
Dans
la symbolique des nombres, le chiffre 1 représente l'unité
et le point de départ ; il est suivi du 2 qui symbolise la
dualité et la division ; puis vient le 3 signifiant l'action
et ainsi de suite selon les lois de la numérologie. Bien
entendu, il existe toujours un premier, mais il existe éventuellement
un deuxième, puis un troisième, un quatrième
et ainsi de suite, le cycle chronologique ne s'arrêtant pas
au deuxième. En numérologie, le 2 n'est pas plus dévalorisé
que le 1, le 3 ou le 4. Chacun a sa raison d'être et conserve
en tout état de cause son importance. Même si l'on
se limitait aux trois premiers chiffres, il serait aberrant de considérer
comme valeur dominante le 1 au détriment du 2 et du 3.
C'est
pourtant exactement ce que fait la construction dualiste en accordant
la primauté au 1 tout en défendant la notion d'altérité
traditionnellement réservée au 2. Or, que ce soit
dans le corps humain, sur terre ou dans le cosmos, les forces s'équilibrent
naturellement et chacune selon sa nécessité.
Un
être humain, souvent considéré comme un microcosme,
présente deux tendances : un aspect solaire, lié à
l'action et au principe masculin d'extériorisation et un
aspect lunaire, lié à la passivité et au principe
féminin d'intériorisation. Cet être humain peut
tout aussi bien être une femme ou un homme. S'il exprime trop
le côté solaire, il risque fort de tomber dans l'activisme
force-né. Si c'est le côté lunaire qui prend
le pas, c'est la passivité qui le guette. Son travail intérieur
consistera à équilibrer ces deux forces antagonistes
symbolisées par le soleil et la lune. Notre société
contemporaine est par exemple beaucoup trop solaire, ce qui explique
sans doute le taux élevé de maladies cardio-vasculaires
puisqu'on sait que le cur et le sang en général
sont associés au soleil.
Nous
ne nions pas que des forces antagonistes bipolaires soient à
la base de toutes choses. Ce que nous dénonçons, c'est
le fait d'en privilégier une au détriment de l'autre
alors que le juste équilibre correspondant à la formule
traditionnelle chinoise, le juste milieu, nous paraît être
l'objectif à poursuivre. Pour ce faire, nous proposons d'abord
de dénoncer le nud gordien de notre monde moderne et
contemporain qui a consisté à museler et à
dévaloriser toutes les valeurs associées au verso.
©
Michel De Caso
---
* Extrait de " Rectoversion, l'issue ", pages 23 à
29, éditions ADAP, 2001.
|