RECTOVERSION, AN 10 DE L'AN 10.000

LE JOURNAL

numéro 3 - janvier 2004

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Défaire le noeud gordien du dualisme
par Michel De Caso

Approfondissons le thème abordé dans l'éditorial de ce numéro en continuant contre vents et marées à défaire le nœud gordien de notre système de pensée : le dualisme. Précisons sans détours que cette critique ne s'attaque pas au principe de la dualité qui est incontournable.

Cette critique concerne le système philosophique du dualisme entendu comme la doctrine qui admet deux principes irréductibles (le dualisme cartésien de l'âme et du corps, par exemple), alors que la dualité définit l'état de ce qui est double, sans qu'un caractère d'irréductibilité soit nécessairement appliqué à l'un et à l'autre des termes constituant le double.

Les deux rectos juxtaposés

Nous avons vu dans l'éditorial que l'athéisme dogmatique et la religion intégriste pouvaient être les deux faces d'une même médaille. Cette médaille serait en l'occurrence la représentation imagée d'une des applications du système philosophique du dualisme. En niant toute communication entre les deux faces, le dualisme rendrait chaque vision autonome. La vision athéiste dogmatique se suffirait à elle-même. Elle saurait qu'il existe une autre vision mais elle ne serait concernée en rien par elle. De même, la vision religieuse intégriste pourrait concevoir les mêmes types de relations avec celle de l'athéiste dogmatique. Les deux visions seraient irréductiblement opposées.

Dans la symbolique picturale rectoversée, on pourrait dire que la juxtaposition de telles pensées athée et religieuse seraient comme symboliquement deux rectos juxtaposés. Leur opposition pourrait perdurer indéfiniment puisqu'elle correspondrait à une structure mentale tant culturelle que psychologique qui se reconnaîtrait et qui se nourrirait d'une telle approche. Toujours selon la même symbolique rectoversée, chaque vision obéirait à une approche rectiligne et linéaire. Chacune aurait la certitude d'être dans le vrai, la rectitude et la droiture. L'erreur, c'est l'autre vision. D'où l'incompatibilité irréductible des deux visions et la reproduction dans le temps des mêmes effets.

L'identification du sujet à l'objet

Cette incompatibilité est accentuée par le fait que l'athéiste dogmatique fonctionne psychologiquement sur le même modèle que le religieux intégriste. Ce fonctionnement consiste à s'identifier avec ce à quoi l'on croit.

L'athéiste dogmatique se croit libéré de la croyance religieuse alors qu'il évolue dans la croyance areligieuse. Il croit fermement avoir compris l'évolution humaine et son époque phare est celle des Lumières. Il n'hésite pas à sacraliser les choses profanes. Il assimile le religieux au spirituel et considère de façon péremptoire que tout ce qui concerne la transcendance est de l'obscurantisme. Il est convaincu d'avoir raison et le cerveau est son organe fétiche.

Le religieux intégriste possède en fait la même façon de penser que lui mais ses objets réflexifs sont autres. Le religieux intégriste va penser que l'athéiste est en perdition et qu'il s'agit de lui révéler la vérité. Il considère que le matérialisme est une décadence qui amène l'homme à sa perte. Il s'agit pour lui de réintroduire la notion de Dieu dans la cité. Il est également convaincu d'être dans le vrai mais il accorde plus d'importance à son cœur.

Dans les deux cas, les protagonistes s'identifient pourtant à leurs croyances. Ils font corps avec, au sens littéral de l'expression. Derrière une apparente objectivité, ils accaparent leur croyance et fusionnent avec elle, d'où l'incompréhension réciproque.

On oublie que derrière chaque idée ou chaque théorie, il y a un sujet. A notre époque d'ouverture générale des informations, le sujet va choisir sa théorie parmi les nombreuses possibles. Derrière une apparente objectivité, il va accaparer cette théorie ou cette pensée pour mieux fusionner avec elle. Tant que sa pratique restera individuelle, rien ne révèlera véritablement le caractère fondamentalement subjectif de sa démarche. Il tiendra des propos exclusifs, voire égotistes mais les conséquences ne dépasseront le cadre de sa sphère relationnelle privée. Si d'aventure, un tel sujet accède à des fonctions de décisionnaire et s'il est confronté à la réalité humaine dans toute sa complexité, il sera amené à prendre des décisions qui se heurteront à cette complexité. Un adepte du bien pourra ainsi devenir un tyran sanguinaire.

La fin justifie les moyens ou les moyens déterminent la fin ?

Ici, constatons que les théories défendant le bien sont légion et que, confrontées à la pratique humaine, leurs résultats sont plutôt pitoyables. Souvenons-nous de la célèbre et macabre inquisition catholique qui a torturé et brûlé au nom de sa vérité bénéfique alors que les premiers chrétiens avaient eux-mêmes été des martyres en défendant leur vérité également placée sous le signe du bien. Les guerres de religions passées, présentes et à venir, confirment malheureusement la persistance dans le temps de cette plaie qu'est la religion intégriste. Au nom de Dieu, d'Allah, les hommes de foi prêchent la violence tout azimut.

Mais la religion n'est pas seulement concernée par ces dérives. Au nom du bien, les exemples se suivent et se ressemblent pour marquer le caractère inique de l'histoire humaine. L'histoire du XX° siècle et de l'échec pitoyable du communisme a, peut-on l'espérer, ouvert les yeux aux derniers naïfs qui n'avaient pas saisi le caractère messianique et donc religieux du marxisme léninisme, malgré son rejet déclaré de la religion.

La révolution française, également anti-cléricale, dont la nécessité historique semblait prévisible compte tenu de l'état dégénéré d'un système monarchiste en fin de cycle pourrait-on dire, avait déjà frappé fort en affirmant la fameuse sentence chère aux intégristes de tous bord " la fin justifie les moyens ", sentence à laquelle celle de " les moyens déterminent la fin " est largement préférable.

Certains évoqueront, preuves dites objectives à l'appui, des raisons sociales. Ils accuseront alors les possédants de tous les maux. Le mal, ce sera l'autre, toujours l'autre. Rationalistes, athées, religieux, etc…, une fois au pouvoir, ils se ressemblent à s'y méprendre!

Le sujet : l'oubli fatal

Appliquons le statut d'objet à une pensée, un raisonnement ou à une théorie. Dans cette hypothèse, de tels objets n'auraient qu'une existence potentielle jusqu'à ce que l'être humain, le sujet, leur fournisse une application pratique. Nous venons de rappeler combien les théories résistent mal à leur application pratique en travestissant le plus souvent l'essentiel de leur contenu initial. Au contact de la réalité humaine, la théorie semble perdre son essence. C'est son application dans la seule réalité qui nous est accessible, à savoir la réalité humaine qui s'exprime exclusivement par l'intermédiaire de nos sens, qui définirait en fait sa crédibilité.

Par exemple, une théorie défendant le bien au nom d'une logique bénéfique resterait illusoire tant qu'elle n'aurait pas été confrontée à la réalité humaine. Si dans cette réalité, cette théorie assumait une pratique convergente avec ses intentions initiales, alors on pourrait dire que cette théorie est cohérente et valable. Dans le cas contraire, cette théorie serait largement imparfaite ou inapplicable. Serait-ce le sujet-humain le responsable ? Serait-ce l'objet-théorie ? Serait-ce les deux ? A défaut de donner des réponses définitives, de telles questions méritent assurément d'être approfondies. Inéluctablement, on en vient à questionner le fameux rapport sujet/objet.

L'objet-théorie devient ainsi ce qu'en fait le sujet et l'élément actif semble bien le sujet. L'oubli fatal tient au fait d'oublier que le sujet, non content d'accaparer une idée ou une théorie, se prolonge littéralement en elle jusqu'à finalement fusionner avec elle. Il n'y a pas de raison, dès lors, à être surpris de constater le nombre récurrent de théories qui semblent immanquablement dériver tôt ou tard vers l'inverse de ce vers quoi elles étaient sensées aller. Il semble qu'à partir du moment où la théorie passe dans le champ pratique de l'activité humaine, c'est bien le sujet humain qui en devient le maître et non l'inverse. La classique distinction entre sujet et objet, ici respectivement l'homme et la théorie, ne correspond qu'imparfaitement à la réalité humaine.

Rappelons que " le sujet " vient du latin subjectum (ce qui est soumis, subordonné à), de subjicere (mettre sous) et se distingue de " l'objet ", qui vient du latin objectum (ce qui est placé devant), de objicere (jeter devant). Si l'on reprend ces définitions, le sujet est soumis à l'objet extérieur. La réalité objectale du phénomène imposerait sa loi au sujet. Le sujet, récepteur, recevrait ainsi les informations de l'objet, émetteur. La relation entre l'objet et le sujet, c'est-à-dire respectivement entre l'émetteur et le récepteur, s'avère en fait incapable d'expliquer, même partiellement, la réalité humaine. On peut le regretter car cette distinction est bien pratique, mais c'est ainsi.

La relation tronquée et le dualisme

Cette distinction commode sujet/objet s'avère donc tronquée et largement insuffisante à décrire la relation d'interdépendance, pour ne pas dire plus, qui existe entre le sujet et l'objet (1) .

Pour en revenir au dualisme, il n'est pas aberrant de penser que sa persistance dans le temps et sa capacité étonnante de reproduction dans de multiples contextes sociaux et culturels soient dues au fait que le dualisme tire sa cohérence apparente de la réalité métaphysique de la dualité. S'appuyant en quelque sorte sur cette réalité principielle, le dualisme possèderait un faire valoir de choix dont il userait et abuserait à satiété. Et comme on sait que le dualisme, contrairement à la dualité, est œuvre humaine, celui-ci serait l'objet de toutes les aberrations dont l'espèce humaine est capable.

Devant la persistance des aberrations humaines, on aurait tort de jeter l'éponge et de tomber soit dans un optimisme ravageur, soit dans un pessimisme suicidaire. L'attitude juste viserait plutôt à faire preuve d'optimisme ténébreux ou de pessimisme éclairé, au choix. Nous sommes habités par des forces contradictoires et aucune théorie rectiligne ne peut en faire l'économie. Même la tentative de résurgence adamique est loin d'être un modèle lorsque celle-ci est ou prétend être réalisée par un individu au psychisme étroit. L'énigme du Sphinx se posait, se pose et se posera à tout être humain questionnant : " Qui sommes-nous ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ? "

Les tentatives de réponse à ces trois questions sont multiples et chacun ira de sa croyance. Certains apporteront des réponses religieuses, d'autres des réponses rationalistes, d'autres enfin des réponses spirituelles. Dans la mesure où ces réponses reflètent la nature de chacun d'entre eux et sous réserve qu'aucune tentative de conversion forcée ne leur soit attribuée, toutes ces réponses sont recevables et ne posent pas de problèmes particuliers.

Par contre, une des questions éludées par ces différentes approches reste celle-ci : pourquoi l'être humain semble condamné à reproduire ce que l'espèce humaine a toujours fait, c'est-à-dire à reconnaître et nommer la réalité selon ses propres normes et à attribuer à cette reconnaissance la valeur de la vérité ?

Sans doute, ne peut-il en être autrement puisque nous ne pouvons voir réellement un objet que si nous le reconnaissons mentalement. Nous sommes ainsi liés à la dominance de notre mental, nous sommes limités par nos sens qui nous trompent et, comme si cela ne suffisait pas, nous sommes englués dans la matière.

Epilogue

En dénonçant les limites du dualisme, il ne s'agit pas pour autant d'appliquer à sa critique une critique qui fonctionnerait elle aussi selon le mode dualiste. Aussi, le dualisme ne saurait être considéré comme la seule cause des dérives humaines. Le dualisme, compris comme cette théorie élaborée par le mental humain pour tenter de trouver une explication raisonnable au drame humain, doit posséder quelques vérités et il serait ridicule de prétendre le contraire.

Il est probable aussi que la constitution de l'être humain n'est pas étrangère à ces dérives mais il serait tout aussi fantaisiste d'accuser l'être humain de tous les maux. En tant qu'être humain, ne sommes-nous pas d'ailleurs condamnés à cohabiter avec notre propre constitution, à faire avec ? Pouvons-nous nous en exclure ?

Prenons une correspondance. L'être humain dans son monde peut être comparé à l'enfant qui est dans le ventre de sa mère et qui n'a absolument aucune idée du monde dans lequel évolue sa mère. Pareil à cet enfant, l'humain est immergé dans une réalité d'une complexité indéfinie et dont il n'en perçoit qu'une partie, celle à laquelle ses sens ont accès. La science moderne n'arrête pas de nous démontrer de façon intelligible et empirique les limites de notre perception(2). Pourtant rien n'y fait, les dérives persistent. Le défi n'est donc plus de savoir ; il est d'appliquer ce que nous savons !

Pour appliquer ce savoir, il convient de réactualiser nos méthodes réflexives en y introduisant les approches intuitives, contradictoires, relatives et complexes. Quel que soit leur domaine d'intervention, nombreux sont les chercheurs, qui se penchent sur ces méthodes réflexives en gestation et la période de mutation culturelle engagée il y a déjà plusieurs décennies ne fait qu'amplifier leur nombre. Logiquement, la pensée complexe et relative devrait déboucher sur une pensée adogmatique, c'est-à-dire une pensée dont l'application à la réalité humaine ne serait pas susceptible d'en modifier les principes théoriques initiaux.

Le plus sûr serait de prévoir quelques gardes-fous, des zones de non certitudes ou l'intolérance n'aurait pas de prise. Or, d'une part, si nous n'avons pas les outils intellectuels pour penser les contradictions qui nous habitent(3) et, d'autre part, si nous persistons à appliquer à l'absolu notre vision limitée, il y a fort à parier que l'on continuera longtemps à avoir de pratiques qui iront à l'encontre des théories initiales, souvent pavées de bonnes intentions.

Mettons de côté la réalité ultime qui reste hors de portée de l'humain (4) et contentons-nous de la réalité susceptible d'être perçue par l'humain. On constate que le discours dualiste qui la décrit, qu'il soit religieux, athée ou spirituel, reste tronqué. Il peut décrire, de façon convenable certes, une certaine réalité mais ne saurait aller au-delà. La complexité de la réalité, c'est la prise en compte des éléments contradictoires et relatifs qui la composent. C'est à ce titre que le discours du dualisme s'avère largement insuffisant à rendre compte de la réalité humaine.

Notre mental est là pour rendre nos perceptions acceptables et tenter de donner un sens à tout cela. C'est pourquoi nous avons naturellement le désir et le besoin d'attribuer à cette réalité limitée que nous percevons un statut de réalité absolue. C'est là précisément que réside la faiblesse dualiste, dans cette attitude mentale d'accorder le statut d'absolu au relatif et au contingent. La quête se poursuit, n'est-ce pas d'ailleurs là l'essentiel ?


© Michel De Caso

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(1) Nous n'irons pas jusqu'à dire que l'objet n'a pas d'existence objective mais nous accorderons au sujet un caractère bien plus prépondérant que celui qui lui est habituellement accordé dans le rapport émetteur-récepteur, la réalité dite objectale perçue par le sujet ne présentant à nos yeux qu'une objectivité partielle et relative.
(2) Une des profondes justifications de la science moderne et contemporaine pourrait précisément être celle-ci.
(3) Cette difficulté à théoriser le principe de contradiction est sans doute une des explications premières des dérives humaines.
(4) La réalité ultime, entendue comme principielle, contient à la fois l'humain et est en même temps au-delà.

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