Approfondissons
le thème abordé dans l'éditorial de ce numéro
en continuant contre vents et marées à défaire
le nud gordien de notre système de pensée :
le dualisme. Précisons sans détours que cette critique
ne s'attaque pas au principe de la dualité qui est incontournable.
Cette
critique concerne le système philosophique du dualisme entendu
comme la doctrine qui admet deux principes irréductibles
(le dualisme cartésien de l'âme et du corps, par exemple),
alors que la dualité définit l'état de ce qui
est double, sans qu'un caractère d'irréductibilité
soit nécessairement appliqué à l'un et à
l'autre des termes constituant le double.
Les
deux rectos juxtaposés
Nous
avons vu dans l'éditorial que l'athéisme dogmatique
et la religion intégriste pouvaient être les deux faces
d'une même médaille. Cette médaille serait en
l'occurrence la représentation imagée d'une des applications
du système philosophique du dualisme. En niant toute communication
entre les deux faces, le dualisme rendrait chaque vision autonome.
La
vision athéiste dogmatique se suffirait à elle-même.
Elle saurait qu'il existe une autre vision mais elle ne serait concernée
en rien par elle. De même, la vision religieuse intégriste
pourrait concevoir les mêmes types de relations avec celle
de l'athéiste dogmatique. Les deux visions seraient irréductiblement
opposées.
Dans
la symbolique picturale rectoversée, on pourrait dire que
la juxtaposition de telles pensées athée et religieuse
seraient comme symboliquement deux rectos juxtaposés. Leur
opposition pourrait perdurer indéfiniment puisqu'elle correspondrait
à une structure mentale tant culturelle que psychologique
qui se reconnaîtrait et qui se nourrirait d'une telle approche.
Toujours selon la même symbolique rectoversée, chaque
vision obéirait à une approche rectiligne et linéaire.
Chacune aurait la certitude d'être dans le vrai, la rectitude
et la droiture. L'erreur, c'est l'autre vision. D'où l'incompatibilité
irréductible des deux visions et la reproduction dans le
temps des mêmes effets.
L'identification
du sujet à l'objet
Cette
incompatibilité est accentuée par le fait que l'athéiste
dogmatique fonctionne psychologiquement sur le même modèle
que le religieux intégriste. Ce fonctionnement consiste à
s'identifier avec ce à quoi l'on croit.
L'athéiste
dogmatique se croit libéré de la croyance religieuse
alors qu'il évolue dans la croyance areligieuse. Il croit
fermement avoir compris l'évolution humaine et son époque
phare est celle des Lumières. Il n'hésite pas à
sacraliser les choses profanes. Il
assimile le religieux au spirituel et considère de façon
péremptoire que tout ce qui concerne la transcendance est
de l'obscurantisme. Il est convaincu d'avoir raison et le cerveau
est son organe fétiche.
Le
religieux intégriste possède en fait la même
façon de penser que lui mais ses objets réflexifs
sont autres. Le religieux intégriste va penser que l'athéiste
est en perdition et qu'il s'agit de lui révéler la
vérité. Il considère que le matérialisme
est une décadence qui amène l'homme à sa perte.
Il s'agit pour lui de réintroduire la notion de Dieu dans
la cité. Il est également convaincu d'être dans
le vrai mais il accorde plus d'importance à son cur.
Dans
les deux cas, les protagonistes s'identifient pourtant à
leurs croyances. Ils font corps avec, au sens littéral de
l'expression. Derrière une apparente objectivité,
ils accaparent leur croyance et fusionnent avec elle, d'où
l'incompréhension réciproque.
On
oublie que derrière chaque idée ou chaque théorie,
il y a un sujet. A notre époque d'ouverture générale
des informations, le sujet va choisir sa théorie parmi les
nombreuses possibles. Derrière une apparente objectivité,
il va accaparer cette théorie ou cette pensée pour
mieux fusionner avec elle. Tant
que sa pratique restera individuelle, rien ne révèlera
véritablement le caractère fondamentalement subjectif
de sa démarche. Il tiendra des propos exclusifs, voire égotistes
mais les conséquences ne dépasseront le cadre de sa
sphère relationnelle privée. Si d'aventure, un tel
sujet accède à des fonctions de décisionnaire
et s'il est confronté à la réalité humaine
dans toute sa complexité, il sera amené à prendre
des décisions qui se heurteront à cette complexité.
Un
adepte du bien pourra ainsi devenir un tyran sanguinaire.
La
fin justifie les moyens ou les moyens déterminent la fin
?
Ici,
constatons que les théories défendant le bien sont
légion et que, confrontées à la pratique humaine,
leurs résultats sont plutôt pitoyables. Souvenons-nous
de la célèbre et macabre inquisition catholique qui
a torturé et brûlé au nom de sa vérité
bénéfique alors que les premiers chrétiens
avaient eux-mêmes été des martyres en défendant
leur vérité également placée sous le
signe du bien. Les guerres de religions passées, présentes
et à venir, confirment malheureusement la persistance dans
le temps de cette plaie qu'est la religion intégriste. Au
nom de Dieu, d'Allah, les hommes de foi prêchent la violence
tout azimut.
Mais
la religion n'est pas seulement concernée par ces dérives.
Au nom du bien, les exemples se suivent et se ressemblent pour marquer
le caractère inique de l'histoire humaine. L'histoire
du XX° siècle et de l'échec pitoyable du communisme
a, peut-on l'espérer, ouvert les yeux aux derniers naïfs
qui n'avaient pas saisi le caractère messianique et donc
religieux du marxisme léninisme, malgré son rejet
déclaré de la religion.
La
révolution française, également anti-cléricale,
dont la nécessité historique semblait prévisible
compte tenu de l'état dégénéré
d'un système monarchiste en fin de cycle pourrait-on dire,
avait déjà frappé fort en affirmant la fameuse
sentence chère aux intégristes de tous bord "
la fin justifie les moyens ", sentence à laquelle celle
de " les moyens déterminent la fin " est largement
préférable.
Certains
évoqueront, preuves dites objectives à l'appui, des
raisons sociales. Ils
accuseront alors les possédants de tous les maux. Le mal,
ce sera l'autre, toujours l'autre. Rationalistes, athées,
religieux, etc
, une fois au pouvoir, ils se ressemblent à
s'y méprendre!
Le
sujet : l'oubli fatal
Appliquons
le statut d'objet à une pensée, un raisonnement ou
à une théorie. Dans
cette hypothèse, de tels objets n'auraient qu'une existence
potentielle jusqu'à ce que l'être humain, le sujet,
leur fournisse une application pratique. Nous venons de rappeler
combien les théories résistent mal à leur application
pratique en travestissant le plus souvent l'essentiel de leur contenu
initial. Au contact de la réalité humaine, la théorie
semble perdre son essence. C'est son application dans la seule réalité
qui nous est accessible, à savoir la réalité
humaine qui s'exprime exclusivement par l'intermédiaire de
nos sens, qui définirait en fait sa crédibilité.
Par
exemple, une théorie défendant le bien au nom d'une
logique bénéfique resterait illusoire tant qu'elle
n'aurait pas été confrontée à la réalité
humaine. Si dans cette réalité, cette théorie
assumait une pratique convergente avec ses intentions initiales,
alors on pourrait dire que cette théorie est cohérente
et valable. Dans le cas contraire, cette théorie serait largement
imparfaite ou inapplicable. Serait-ce le sujet-humain le responsable
? Serait-ce l'objet-théorie ? Serait-ce les deux ? A défaut
de donner des réponses définitives, de telles questions
méritent assurément d'être approfondies. Inéluctablement,
on en vient à questionner le fameux rapport sujet/objet.
L'objet-théorie
devient ainsi ce qu'en fait le sujet et l'élément
actif semble bien le sujet. L'oubli fatal tient au fait d'oublier
que le sujet, non content d'accaparer une idée ou une théorie,
se prolonge littéralement en elle jusqu'à finalement
fusionner avec elle. Il n'y a pas de raison, dès lors, à
être surpris de constater le nombre récurrent de théories
qui semblent immanquablement dériver tôt ou tard vers
l'inverse de ce vers quoi elles étaient sensées aller.
Il semble qu'à partir du moment où la théorie
passe dans le champ pratique de l'activité humaine, c'est
bien le sujet humain qui en devient le maître et non l'inverse.
La classique distinction entre sujet et objet, ici respectivement
l'homme et la théorie, ne correspond qu'imparfaitement à
la réalité humaine.
Rappelons
que " le sujet " vient du latin subjectum (ce qui
est soumis, subordonné à), de subjicere (mettre
sous) et se distingue de " l'objet ", qui vient du latin
objectum (ce qui est placé devant), de objicere
(jeter devant). Si
l'on reprend ces définitions, le sujet est soumis à
l'objet extérieur. La réalité objectale du
phénomène imposerait sa loi au sujet. Le sujet, récepteur,
recevrait ainsi les informations de l'objet, émetteur. La
relation entre l'objet et le sujet, c'est-à-dire respectivement
entre l'émetteur et le récepteur, s'avère en
fait incapable d'expliquer, même partiellement, la réalité
humaine. On peut le regretter car cette distinction est bien pratique,
mais c'est ainsi.
La
relation tronquée et le dualisme
Cette
distinction commode sujet/objet s'avère donc tronquée
et largement insuffisante à décrire la relation d'interdépendance,
pour ne pas dire plus, qui existe entre le sujet et l'objet (1)
.
Pour
en revenir au dualisme, il n'est pas aberrant de penser que sa persistance
dans le temps et sa capacité étonnante de reproduction
dans de multiples contextes sociaux et culturels soient dues au
fait que le dualisme tire sa cohérence apparente de la réalité
métaphysique de la dualité. S'appuyant en quelque
sorte sur cette réalité principielle, le dualisme
possèderait un faire valoir de choix dont il userait et abuserait
à satiété. Et comme on sait que le dualisme,
contrairement à la dualité, est uvre humaine,
celui-ci serait l'objet de toutes les aberrations dont l'espèce
humaine est capable.
Devant
la persistance des aberrations humaines, on aurait tort de jeter
l'éponge et de tomber soit dans un optimisme ravageur, soit
dans un pessimisme suicidaire. L'attitude juste viserait plutôt
à faire preuve d'optimisme ténébreux ou de
pessimisme éclairé, au choix. Nous sommes habités
par des forces contradictoires et aucune théorie rectiligne
ne peut en faire l'économie. Même la tentative de résurgence
adamique est loin d'être un modèle lorsque celle-ci
est ou prétend être réalisée par un individu
au psychisme étroit. L'énigme du Sphinx se posait,
se pose et se posera à tout être humain questionnant
: " Qui sommes-nous ? D'où venons-nous ? Où
allons-nous ? "
Les
tentatives de réponse à ces trois questions sont multiples
et chacun ira de sa croyance. Certains apporteront des réponses
religieuses, d'autres des réponses rationalistes, d'autres
enfin des réponses spirituelles. Dans la mesure où
ces réponses reflètent la nature de chacun d'entre
eux et sous réserve qu'aucune tentative de conversion forcée
ne leur soit attribuée, toutes ces réponses sont recevables
et ne posent pas de problèmes particuliers.
Par
contre, une des questions éludées par ces différentes
approches reste celle-ci : pourquoi
l'être humain semble condamné à reproduire ce
que l'espèce humaine a toujours fait, c'est-à-dire
à reconnaître et nommer la réalité selon
ses propres normes et à attribuer à cette reconnaissance
la valeur de la vérité ?
Sans
doute, ne peut-il en être autrement puisque nous ne pouvons
voir réellement un objet que si nous le reconnaissons mentalement.
Nous sommes ainsi liés à la dominance de notre mental,
nous sommes limités par nos sens qui nous trompent et, comme
si cela ne suffisait pas, nous sommes englués dans la matière.
Epilogue
En
dénonçant les limites du dualisme, il ne s'agit pas
pour autant d'appliquer à sa critique une critique qui fonctionnerait
elle aussi selon le mode dualiste. Aussi, le dualisme ne saurait
être considéré comme la seule cause des dérives
humaines. Le dualisme, compris comme cette théorie élaborée
par le mental humain pour tenter de trouver une explication raisonnable
au drame humain, doit posséder quelques vérités
et il serait ridicule de prétendre le contraire.
Il
est probable aussi que la constitution de l'être humain n'est
pas étrangère à ces dérives mais il
serait tout aussi fantaisiste d'accuser l'être humain de tous
les maux. En tant qu'être humain, ne sommes-nous pas d'ailleurs
condamnés à cohabiter avec notre propre constitution,
à faire avec ? Pouvons-nous nous en exclure ?
Prenons
une correspondance. L'être humain dans son monde peut être
comparé à l'enfant qui est dans le ventre de sa mère
et qui n'a absolument aucune idée du monde dans lequel évolue
sa mère. Pareil à cet enfant, l'humain est immergé
dans une réalité d'une complexité indéfinie
et dont il n'en perçoit qu'une partie, celle à laquelle
ses sens ont accès. La science moderne n'arrête pas
de nous démontrer de façon intelligible et empirique
les limites de notre perception(2). Pourtant rien n'y fait, les
dérives persistent. Le défi n'est donc plus de savoir
; il est d'appliquer ce que nous savons !
Pour
appliquer ce savoir, il convient de réactualiser nos méthodes
réflexives en y introduisant les approches intuitives, contradictoires,
relatives et complexes. Quel que soit leur domaine d'intervention,
nombreux sont les chercheurs, qui se penchent sur ces méthodes
réflexives en gestation et la période de mutation
culturelle engagée il y a déjà plusieurs décennies
ne fait qu'amplifier leur nombre. Logiquement, la pensée
complexe et relative devrait déboucher sur une pensée
adogmatique, c'est-à-dire une pensée dont l'application
à la réalité humaine ne serait pas susceptible
d'en modifier les principes théoriques initiaux.
Le
plus sûr serait de prévoir quelques gardes-fous, des
zones de non certitudes ou l'intolérance n'aurait pas de
prise. Or, d'une part, si nous n'avons pas les outils intellectuels
pour penser les contradictions qui nous habitent(3) et, d'autre
part, si nous persistons à appliquer à l'absolu notre
vision limitée, il y a fort à parier que l'on continuera
longtemps à avoir de pratiques qui iront à l'encontre
des théories initiales, souvent pavées de bonnes intentions.
Mettons
de côté la réalité ultime qui reste hors
de portée de l'humain (4) et contentons-nous de la réalité
susceptible d'être perçue par l'humain. On constate
que le discours dualiste qui la décrit, qu'il soit religieux,
athée ou spirituel, reste tronqué. Il peut décrire,
de façon convenable certes, une certaine réalité
mais ne saurait aller au-delà. La complexité de la
réalité, c'est la prise en compte des éléments
contradictoires et relatifs qui la composent. C'est à ce
titre que le discours du dualisme s'avère largement insuffisant
à rendre compte de la réalité humaine.
Notre
mental est là pour rendre nos perceptions acceptables et
tenter de donner un sens à tout cela. C'est pourquoi nous
avons naturellement le désir et le besoin d'attribuer à
cette réalité limitée que nous percevons un
statut de réalité absolue. C'est là précisément
que réside la faiblesse dualiste, dans cette attitude mentale
d'accorder le statut d'absolu au relatif et au contingent. La quête
se poursuit, n'est-ce pas d'ailleurs là l'essentiel ?
© Michel De Caso
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(1)
Nous n'irons pas jusqu'à dire que l'objet n'a pas d'existence
objective mais nous accorderons au sujet un caractère bien
plus prépondérant que celui qui lui est habituellement
accordé dans le rapport émetteur-récepteur,
la réalité dite objectale perçue par le sujet
ne présentant à nos yeux qu'une objectivité
partielle et relative.
(2) Une des profondes justifications de la science moderne et contemporaine
pourrait précisément être celle-ci.
(3) Cette difficulté à théoriser le principe
de contradiction est sans doute une des explications premières
des dérives humaines.
(4) La réalité ultime, entendue comme principielle,
contient à la fois l'humain et est en même temps au-delà.
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