RECTOVERSION, AN 10 DE L'AN 10.000

LE JOURNAL

numéro 4 - décembre 2004

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Reconnaissance et singularité artistiques*
par Michel De Caso

I / Sur le besoin de reconnaissance des artistes

Nombreux sont les artistes qui pratiquent leur art pour « être aimés » et « être reconnus », ces expressions étant prises dans leur sens psychologique le plus large. Leur pratique artistique serait-elle « l’arbre qui cache la forêt » ?

On peut émettre quelques réserves. D’abord, ce besoin de reconnaissance psychologique ne concerne pas, loin s’en faut, uniquement les artistes. Ensuite, même si l’on admet que cette reconnaissance psychologique est l’un des moteurs de la créativité artistique, à partir du moment où l’artiste a la capacité de la transcender par l’exposition de son travail artistique, le public sera à même d’en bénéficier. La motivation personnelle initiale se prolonge alors dans le public. Par ce prolongement, elle devient autre et échappe à ses propres limites individuelles. Elle est comme l’étincelle initiale d’un feu partagé.

En outre, ce besoin d’être « reconnu » n’est pas toujours exprimé par la reconnaissance professionnelle. Que l’on soit artiste ou pas, on peut très bien résoudre, même imparfaitement, ce besoin de reconnaissance psychologique.

Aussi, peut-on penser qu'il serait simpliste d’affirmer que les motivations profondes de tous les artistes sont exclusivement de l’ordre de la reconnaissance psychologique. D’ailleurs, pour qu’un artiste dure dans le temps, il lui est vivement conseillé de ne rien attendre du milieu artistique et ledit artiste aura tout intérêt à ne pas espérer y obtenir une quelconque reconnaissance psychologique réelle. Tout au plus, celle-ci pourra être une illusion dans la mesure où elle entraînera la satisfaction de critères tout différents. Un artiste sera en effet d’autant "aimé"et "reconnu psychologiquement" que son œuvre procurera des gains conséquents. Est-ce la poule qui fait l’œuf, ou l’œuf qui fait la poule ? Qui le sait vraiment ?

Enfin, le fait d’être artiste ou de travailler dans le domaine artistique ne dispense en rien d’être affublé des défauts et qualités habituels des autres professions. Sur le plan humain, les artistes ne sont ni pires, ni meilleurs que les autres. Leur spécificité tient surtout au fait qu’ils ont une pratique artistique. S’il ne fait aucun doute qu’il existe des artistes égocentriques, leur égocentrisme est bien plus un trait de leur caractère qu’une conséquence de leur pratique artistique et il n’est même pas évident que ce trait de caractère soit plus fréquent chez eux. Tout au plus pouvons-nous envisager que l’égocentrisme est plus visible chez les artistes du fait de leur pratique qui est amenée à "s’exposer". Mais si l’on va au-delà de ce "contact au public", on pourra facilement constater que l’égocentrisme est un des traits de caractère les plus fréquemment partagés chez les êtres humains.


II/ Sur la singularité artistique

La singularité ne semble pas de saison, ce qui peut paraître être un comble, quand on se place sur le terrain de la création artistique. Si l'on constate qu'aucune prise de risque n'est prise par ceux et celles qui seraient censés promouvoir les oeuvres singulières, c'est probablement parce que les critères sélectifs sont d'une autre nature que ceux de la recherche "objective" de la singularité.

Si l'on prend le domaine des arts plastiques, globalement depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, l'histoire de l'art n'est plus faite par les artistes proprement dits mais plutôt par les critiques ou apparentés. En soi, ce constat n'est pas négatif, surtout lorsque les critiques en question s'avèrent être de bons critiques. Par contre, à ce jeu d'abandon de l'expérimentation théorique aux mains des "non-praticiens", les artistes ont largement minoré leur autonomie de pensée.

On sait que le processus créatif, fragile et fugace, peut être considéré comme un moment non maîtrisé susceptible de ne pas être reproduit à la demande. Pourtant, rien ne semble pouvoir casser cette énergie créatrice et, même si le succès et la reconnaissance peut parfois lui nuire, il n'en demeure pas moins que l'artiste est aussi un homme ou une femme de son temps. A ce titre, il doit faire face à des obligations auxquelles sont confrontés tous les autres membres de la société.

Dans ce contexte d'abandon intellectuel et d'obligation de faire face à la vie, nombreux sont les artistes qui pratique un art convenu. Ils deviennent des témoins de leur temps. Ils décrivent. Leurs œuvres sont le reflet de leur époque, époque écartelée entre matérialisme et néo-spiritualisme où les adultes se prennent pour des enfants tandis que les enfants se prennent pour des adultes. Récemment, un philosophe résumait notre société par la formule "la société des artistes sans œuvres", on ne pourrait être plus explicite sur la mégalomanie ambiante et le désœuvrement des artistes.

Probablement, la résistance est possible mais il est extrêmement difficile de la partager et, condamnée à l'isolement, elle perd beaucoup de son efficacité. Alors, défendre la singularité relève du défi. Fabrice Bianchi a très bien exprimé la position intenable de l'artiste (voir son article L'incommunicable en art dans le Journal n°3, page 2). Certes, les artistes ne valent pas mieux que les autres êtres humains. Ils sont ni pires ni meilleurs. Il n'empêche que leur spécificité tient au fait qu'ils pratiquent un art et c'est pourquoi on les aime. La vie sans art serait en effet d'une animalité exclusive.

Même si on adhère à la pensée de Nietzche selon laquelle "l'art est là pour nous empêcher de mourir de la vérité", l'art singulier nous donne à respirer ... alors respirons ! Mais comme les choses sont souvent contradictoires, laissons le dernier mot à Céline, écrivain singulier s'il en est, qui disait quelque part : "que celui qui croit en l'homme soit prêt à y laisser la vie...".


© Michel De Caso

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* Textes passés en partie dans le forum de France-Culture "la place de l'artiste dans la cité d'aujourd'hui", janvier 2004.
http://www.radiofrance.fr/

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