RECTOVERSION, AN 10 DE L'AN 10.000

LE JOURNAL

numéro 6 - mai 2005

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L'art contemplo-rien
par Alexandre L'Hôpital-Navarre

Je voulais réagir brièvement au Manifeste de Pierre Souchaud (Artension n° 21), cité dans la page rectoversée n°26 ainsi que dans le cercle rectoversion.net...

M. Souchaud y fustige les « installations, performances, vidéos et photographies plasticiennes ». Il dénonce le « néo-académisme étatique » et ses intérêts économiques, culturels, politiques et sociaux. Il défend les artistes authentiques et marginalisés par ce système.

Comme tout un chacun, je constate ceci ; les nouveaux concepts plastiques précités par M. Souchaud s’inscrivent tous dans une logique spectaculaire. Ce ne sont plus les œuvres d’art qui utilisent l’environnement pour s’exposer, mais c’est l’environnement lui-même et sa mise en scène qui FONT l’œuvre. Le spectacle est le nouveau support d’exposition de l’œuvre. Il en est également et la raison et la finalité. L’artiste est devenu un montreur, un démontreur, un démonstrateur, un homme de spectacle.

Il semble que depuis la seconde guerre mondiale, les plasticiens ont définitivement voulu projeter l’œuvre à l’extérieur d’elle-même, qu’ils ont voulu confondre la création avec la manipulation de l’environnement tout entier. Ils ont cherché en dehors d’elle ce qu’ils ne croyaient plus pouvoir y trouver : un nouveau point de vue, une nouvelle page vierge d’expression. Cette manie du remplissage centrifuge, cette fuite en avant est consécutive de l’épuisement de la course aux écoles, (impressionnisme, nabis, symbolisme, abstractions, cubisme, surréalisme, minimalisme…etc), qui ont chacune eu pour parti de proposer une vision partielle du monde dans le cadre circonscrit de la peinture traditionnelle (rectos accolés aux murs).

Cette surenchère explosive des formes suit aujourd’hui comme hier la même politique : le but est de rechercher un sens visuel à l’extérieur de soi et en surface de l’œuvre ; de présenter, de se représenter le monde et la vision qu’on en a de manière formelle, définitive, close.

Vous aurez noté que sous ce rapport, la Rectoversion à l’inverse cherche le sens plastique à l’intérieur de l’œuvre, (révélation du recto caché, ou rectoversion), et que son interprétation, confrontée à la contradiction manifeste mais propositionnelle des deux faces percées, s’inclue dans une vision suggestive, ouverte, plutôt que descriptive, fermée.

Personne - ou presque - ne se leurrera donc sur la prétendue « libération » de l’art contemporain, car en abandonnant la peinture sur surface généralement orthogonale, ses auteurs n’ont fait que d’en projeter, transposer les mêmes enjeux dans l’espace tout entier. D’une libération formelle, il n’y a en fait qu’une confirmation drastique, paroxystique, atomique de la loi de représentation plastique qui régie l’art depuis le Quattrocento : celle de l’imitation, de la limitation de la nature.

Cette projection maniaque vers l’extérieur, cette volonté impérieuse de dominer, d’occuper l’espace, le champ sensitif, ont pour conséquence corrélative d’acculer l’interprétation que le spectateur se fait de l’œuvre dans un « intérieur » de plus en plus étriqué, isolé, schizophrène. Il faut meubler, remplir au plus vite et au plus nul. L’art contemporain a peur du vide. Et l’art contemporain, c’est la nature, plus le néant.

L’art contemplo-rien. Donc, cette interprétation s’articule sur un mode strictement individualiste, c'est-à-dire dualiste, qui repose sur deux pôles en apparence contradictoires, mais indissociables en réalité, et qui se désespère de résoudre, de réparer la dichotomie entre le spectateur et l’œuvre, l’homme et son expression plastique :

- Le pôle de la justification rationnelle et discursive, en fait, de la spéculation intarissable et indéfinie. L’art conceptuel et élitiste, sectaire, qui tire vers le haut.

- Le pôle de l’interpellation émotionnelle et reptilienne, avec ses sempiternels pseudo débats moraux qui se gargarisent de pipi-caca-zizi à s’en faire vomir la panse, débats auxquels même l’homme de Néendhertal, rappelons-le, était totalement indifférent... ( Darwin n’a qu’à bien se tenir)… L’art consensuel et démocratique, universel, qui tire vers le bas…

Mais si je souhaitais intervenir ici, c’était par souci de mettre en exergue ce point de vue :

Ce n’est ni le sujet ni l’objet de l’art qui sont morts ; ce n’est ni l’artiste ou le spectateur, ni l’œuvre plastique qui se sont autodétruits ; ce qui est mort, ce qui s’est court-circuité, c’est le lien qui les unissait, et qui faisait d’eux non plus deux entités irrémédiablement opposées et séparées, mais l’expression bipolaire et indissociable d’une seule et même réalité.

Ce lien, ce troisième terme, quel est-il ?

Une réponse théorique serait insoutenable et obséquieuse. Mais une approche historique pourrait avoir le mérite de réorienter le questionnement. Ainsi, toutes les études s’accordent à considérer l’art pariétal comme relevant essentiellement d’une action magique, chamanique, initiatique. Il s’agissait d’emprunter des éléments spécifiques de la vie quotidienne, (ici, les animaux, la chasse), et, par l’action picturale, de se les approprier en les transformant ; c'est-à-dire, en les libérant de leurs apparences conditionnées, circonscrites. Il semble que la réconciliation avec la réalité suppose pour l’homme de la transformer ; d’inclure dans son passif, son perçu, un meta-sens actif, recréateur. C’est la révélation de l’invisible par le visible, du vide par les formes, de l’ineffable par les mots, de l’inouï par les sons, de l’infini par le fini. Les formes et les hommes qui les utilisent ne sont là que pour aller au-delà d’eux-mêmes. L’art ne se justifie que par son incapacité à se justifier. La raison de l’art, c’est son non-sens fondamental ; l’impossibilité de le saisir. L’art n’est que relation.

Aussi, ce qui importe, ce n’est pas le sujet ou l’objet de l’art en soi, mais son enjeu, son intention : le besoin de transformer les formes immédiates, de médiatiser l’infini. Peu importe que l’on peigne des canards, de la merde ou des christs. Peu importe toutes les idées que l’on puisse se faire sur l’art. L’important, c’est ce qui y est investi ; la part insaisissable, inexplicable qui y est véhiculée, magnétisée : ce qui traverse ses sujets et son objet. Le sujet de l’art n’est pas un objet de polémique. L’objet de l’art n’est pas un sujet de discussion. Le seul débat qu’il donne à voir, à entendre et à toucher, c’est le silence, l’infini qu’il propose, qu’il suggère.

Il est certain que ce besoin ou cette intention sont complètement absents dans l’art contemporain. Chez lui, tout l’espace extérieur et intérieur est investi. Il n’y a plus de place pour quelque relation que ce soit. Plus d’altérité, plus de confrontation. Juste une représentation, représentation qui est l’apanage du spectacle.

M. Souchaud a raison de dénoncer le « néo-académisme étatique ». Car dans leur immense sapience, les «académistes contemporains» ont pensé à tout –c’est bien d’ailleurs à peu près la seule chose qu’ils savent faire-, mais ils n’ont pas pensé une seule seconde que les plastic’stars d’aujourd’hui pouvaient être les Pompiers d’hier ! Pourquoi ? Parce que ces stars sont des PROVOCATEURS, et que les Pompiers ne l’étaient pas, mieux, ils en étaient justement le contraire ! Encore une démonstration époustouflante du dualisme fondamental de notre civilisation, et de son incapacité à réconcilier les contraires, à réaliser l’unité de la moindre chose. Si tu n’as pas de dent, tu es une poule ! Et comme Van Gogh était provocateur, donc l’Etat et l’establishment n’exposent que des Van Gogh ! Délicat, subtil et irrésistible subterfuge de la démocratie omnisciente, omnipotente et libératrice…

Je le redis : tout ce qui gigote dans les galeries, les médias et les musées contemporains ne sont que des Pompiers, sauf exception.

Des Van Gogh, il y en a encore plein les poubelles, et ceux là, on n’est pas prêt de les voir.

Tant qu’il y aura des hommes, il y aura des peintres, à défaut de show-men.


© Alexandre L'Hôpital-Navarre

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* texte passé dans le forum rectoversion.

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