Le Tiers Inclus
De la physique quantique à l'ontologie

par
Basarab Nicolescu

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L'ontologique de Lupasco


« Le principe d'antagonisme dissipe un autre malentendu : Lupasco ne rejette pas la logique classique, il l'englobe. La logique classique est, pour Lupasco, "... une macrologique , une logique utilitaire à grosse échelle, qui réussit plus ou moins, pratiquement" [12]. En revanche, "La logique dynamique du contradictoire se présente... comme la logique même de l'expérience , en même temps que comme l'expérience même de la logique " [13].

Voilà une affirmation qui a l'air d'un parfait cercle vicieux pour un logicien classique, séparant complètement logique et ontologie. Pour Lupasco la logique est bien "l'expérience même de la logique" : le sujet connaissant est impliqué lui-même dans la logique qu'il formule. "L'expérience" est ici l'expérience du sujet . Le caractère circulaire de l'affirmation "logique comme expérience même de la logique" découle du caractère circulaire du sujet : pour définir le sujet il faudrait prendre en considération tous les phénomènes, éléments, événements, états et propositions concernant notre monde, et de surcroît l'affectivité. Tâche évidemment impossible : dans l'ontologique de Lupasco le sujet ne pourra jamais être défini. Tout ce que la logique peut faire c'est expérimenter un cadre axiomatique bien défini. Ceci a des conséquences épistémologiques importantes.

Si Lupasco est d'accord avec Ferdinand Gonseth sur l'impossibilité d'un jugement scientifique absolu, il s'éloigne de Gonseth sur le plan de la compréhension de cette impossibilité [14]. Pour Lupasco, un jugement scientifique est intrinsèquement relié au jugement scientifique antagoniste : c'est cette contradiction irréductible, reliée au sujet lui-même, qui est le moteur même de l'avancée scientifique. Le progrès scientifique, qui s'opérerait par un rapprochement continuel des lois absolues et immuables, est, pour Lupasco, une simple illusion, tenace mais sans aucun fondement. Les lois elles-mêmes doivent se soumettre à la contradiction irréductible. "L'histoire de la science est d'ailleurs là pour décevoir impitoyablement toute croyance à une vérité absolue, à quelques loi éternelle" [15]. Cette affirmation de Lupasco mériterait d'être longuement méditée aujourd'hui quand, dans la foulée de l'affaire Sokal, on voit réapparaître les démons de la "vérité absolue" et des "lois éternelles" [16].

Pour Lupasco, tout peut être ramené à "e" ou à "non-e". "Davantage encore si l'on remarque maintenant que "e" ou "non-e"... ne sont pas des éléments ou événements substantiels, des supports derniers, les termes pour ainsi dire "matériels" d'une relation, mais eux-mêmes toujours des relations" [17]. Les supercordes [18], telles qu'elles apparaissent aujourd'hui dans la plus ambitieuse théorie d'unification en physique quantique et relativiste et qui sont supposées représenter les particules et les antiparticules, ne sont-elles pas plutôt des relations que des éléments substantiels ? La logique axiomatique contient trois orientations privilégiées, trois dialectiques déterminées par les trois principes lupasciens A, P et T. Le tiers inclus est associé à la dialectique quantique, celle de la "contradiction actualisée relativement par le possible ambivalent, par l'équivoque ". Elle donne accès à "la logique concrète qui règne souvent dans les profondeurs de "l'âme" , la logique plus particulièrement "psychique" " [19]. La terminologie est ici significative.

En effet, pour Lupasco il doit y avoir isomorphisme (et non pas identité) entre le monde microphysique et le monde psychique. Lupasco n'a jamais affirmé que "l'âme" se trouve dans l'électron, ou le proton, ou le muon, ou le pion, affirmation qui serait d'ailleurs absurde, car les centaines de particules connues sont aussi fondamentales les unes que les autres. Le monde quantique et le monde psychique sont deux manifestations différentes d'un seul et même dynamisme tridialectique. Leur isomorphisme est engendré par la présence continuelle, irréductible de l'état T dans toute manifestation. Ludovic de Gaigneron arrivait a une conclusion semblable : "... il ressort que l'essentiel du Sujet, comme celui de l'Objet, doit subsister dans une sphère synthétique où se concilient l'affirmation et la négation d'un spectacle dont la science ne dissout que le seul aspect négatif . Sa méditation exhaustive du divisible aboutit, en effet, à un rien d'objectivité... Mais pourquoi la nature de ce "rien d'espace" serait-elle incompatible avec le "rien d'espace" d'où jaillit la conscience humaine ? " [20]...(...)...La notion de trois matières est déjà présente dans Le principe d'antagonisme .

La dialectique quantique donne "naissance à une troisième matière , la matière que nous pourrions désigner sous le nom de matière T , qui serait peut-être comme une matière-source, comme une matière-mère, sorte de creuset phénoménal quantique d'où jaillerait les deux matières divergentes, physique et biologique... et où ces dernières retourneraient rythmiquement et dialectiquement, pour se dérouler à nouveau" [22]. La structure ternaire de systématisations énergétiques se traduit, dans la philosophie de Lupasco, par la structuration de trois types de matières, ou plutôt par l'existence de trois orientations privilégiées d'une seule et même matière. Dans son livre le plus célèbre Les trois matières, publié neuf ans après Le principe d'antagonisme , Lupasco écrit : "... la matière ne part pas de l ' "inanimé"... pour s'élever, par le biologique, de complexité en complexité, jusqu'au psychique et même au-delà : ses trois aspects constituent... trois orientations divergentes, dont l'une, du type microphysique... n'est pas une synthèse de deux, mais plutôt leur lutte, leur conflit inhibiteur... " [23].

La conclusion que toute manifestation, tout système comporte un triple aspect - macrophysique, biologique et quantique (microphysique ou psychique) - est certes étonnante et riche de multiples conséquences. La tridialectique lupascienne est une vision de l'unité du monde , de sa non-séparabilité : "... il n'est pas d'élément, d'événement, de point quelconque au monde qui soit indépendant, qui ne soit dans un rapport quelconque de liaison ou de rupture avec un autre élément ou événement ou point, du moment qu'il y a plus d'un élément ou événement ou point dans le monde (ne serait-ce que pour notre représentation ou notre intellect)... " . Et Lupasco conclut : "Tout est ainsi lié dans le monde... si le monde, bien entendu, est logique... [24]. Lupasco renoue avec la tradition en éclairant d'une manière nouvelle l'ancien principe d'interdépendance universelle. Mais il anticipe aussi d'une décennie le principe de bootstrap , introduit en physique quantique par Geoffrey Chew [25,26] et selon lequel chaque particule est ce qu'elle est parce que toutes les autres particules existent à la fois. Dans un certain sens, toute particule est faite de toutes les autres particules.

Il n'est donc pas étonnant que Lupasco partage, avec la théorie du bootstrap, l'idée qu'il ne peut pas y avoir des constituants ultimes de la matière....(...)... Il ne fait pas de doute que, pour Lupasco, la science, tout du moins une science digne de ce nom, a nécessairement un fondement ontologique. Sinon elle se réduit à "un procès-verbal dressé au contact de la succession des faits" [28]...(...)...Le principe d'antagonisme est un livre prophétique et inaugural : avec lui, le tiers inclus acquière ses pleins droits dans la philosophie contemporaine. En vrai chercheur, Lupasco considère pourtant qu'il ne constitue que "les prolégomènes à une science de la contradiction" [34]. Ainsi finit Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie . »

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[12] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie - Prolégomènes à une science de la contradiction, op.cit., p.20.
[13] Ibid. , p.21.
[14] Ferdinand Gonseth, A propos de deux ouvrages de M. Stéphane Lupasco, Dialectica, vol. 1, n° 4, Zürich, 1947.
[15] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie - Prolégomènes à une science de la contradiction, op.cit., p.21.
[16] Basarab Nicolescu, Le véritable enjeu de l'affaire Sokal, Transversales Sciences - Cultures , n° 47, Paris, septembre-octobre 1997.
[17] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie - Prolégomènes à une science de la contradiction, op.cit., p.36.
[18] Basarab Nicolescu, Relativité et physique quantique , in "Dictionnaire de l'ignorance", Albin Michel, Paris, 1998.
[19] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie - Prolégomènes à une science de la contradiction, op.cit., p.40.
[20] Ludovic de Gaigneron, L'image ou le drame de la nullité cosmique, Le Cercle du Livre, Paris, 1956, pp.184-185.
[22] Ibid., p.63.
[23] Stéphane Lupasco, Les trois matières, Julliard, Paris, 1960 ; réédité en poche en 1970 dans la Collection 10/18 ; 2ème édition : Cohérence, Strasbourg, 1982, p.52.
[24] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie - Prolégomènes à une science de la contradiction, op.cit., p.70.
[25] G.F.Chew, Hadron Bootstrap : Triumph or Frustration ? , Physics Today, vol.23, n° 10, 1970.
[26] Basarab Nicolescu, Nous, la particule et le monde, op.cit., ch. "La théorie du bootstrap topologique".
[28] Ibid. , p.82.
[34] Ibid. , p.131.


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