Le Tiers Inclus
De la physique quantique à l'ontologie

par
Basarab Nicolescu

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Le tiers inclus et les niveaux de Réalité


« Il nous reste à répondre à la question centrale :
comment peut-on concevoir un tiers unificateur de "e" et "non-e" ?
Un peu après 1977, après un long séjour fort stimulant à Lawrence Berkeley Laboratory, j'ai commencé à réaliser que l'impact majeur culturel de la révolution quantique était certainement la remise en cause du dogme philosophique contemporain de l'existence d'un seul niveau de Réalité. Dans une série d'articles parus dans la revue "3ème Millénaire", revue à laquelle Lupasco collaborait lui aussi, j'ai formulé la notion de "niveaux de Réalité" [35], qui trouvera sa formulation plénière en 1985, dans mon livre Nous, la particule et le monde [36] . En pleine préparation de ce livre, j'ai compris soudainement que cette notion donnait aussi un une explication simple et claire de l'inclusion du tiers. Avec une certaine appréhension ( comment un grand créateur comme lui va réagir à mon intrusion sur le territoire de sa philosophie? ) je me suis ouvert à Lupasco. Au lieu d'une résistance ce fut une explosion de joie et Lupasco m'encouragea, avec sa générosité proverbiale, de publier au plus vite ma trouvaille...(...)...

J'entends par Réalité, tout d'abord, ce qui résiste à nos expériences, représentations, descriptions, images ou formalisations mathématiques. La physique quantique nous a fait découvrir que l'abstraction n'est pas un simple intermédiaire entre nous et la Nature, un outil pour décrire la Réalité, mais une des parties constitutives de la Nature. Dans la physique quantique, le formalisme mathématique est inséparable de l'expérience. Il résiste, à sa manière, à la fois par son souci d'autoconsistance interne et son besoin d'intégrer les données expérimentales sans détruire cette autoconsistance. L'abstraction fait partie intégrante de la Réalité...(...)...

Il faut entendre par niveau de Réalité un ensemble de systèmes invariant à l'action d'un nombre de lois générales : par exemple, les entités quantiques soumises aux lois quantiques, lesquelles sont en rupture radicale avec les lois du monde macrophysique. C'est dire que deux niveaux de Réalité sont différents si, en passant de l'un à l'autre, il y a rupture des lois et rupture des concepts fondamentaux (comme, par exemple, la causalité). Personne n'a réussi à trouver un formalisme mathématique qui permet le passage rigoureux d'un monde à l'autre. Il y a même de fortes indications mathématiques pour que le passage du monde quantique au monde macrophysique soit à jamais impossible. Mais il n'y a en cela rien de catastrophique. La discontinuité qui s'est manifestée dans le monde quantique se manifeste aussi dans la structure des niveaux de Réalité. Cela n'empêche pas les deux mondes de coexister. La preuve : notre propre existence. Nos corps ont à la fois une structure macrophysique et une structure quantique.

Les niveaux de Réalité sont radicalement différents des niveaux d'organisation, tels qu'ils ont été définis dans les approches systémiques. Les niveaux d'organisation ne présupposent pas une rupture des concepts fondamentaux : plusieurs niveaux d'organisation appartiennent à un seul et même niveau de Réalité. Les niveaux d'organisation correspondent à des structurations différentes des mêmes lois fondamentales. Par exemple, l'économie marxiste et la physique classique appartiennent à un seul et même niveau de Réalité.

Le développement de la physique quantique ainsi que la coexistence entre le monde quantique et le monde macrophysique ont conduit, sur le plan de la théorie et de l'expérience scientifique, au surgissement de couples de contradictoires mutuellement exclusifs (A et non-A) : onde et corpuscule, continuité et discontinuité, séparabilité et non-séparabilité, causalité locale et causalité globale, symétrie et brisure de symétrie, réversibilité et irréversibilité du temps, etc...

Le scandale intellectuel provoqué par la mécanique quantique consiste dans le fait que les couples de contradictoires qu'elle a mis en évidence sont effectivement mutuellement contradictoires quand ils sont analysés à travers la grille de lecture de la logique classique. Cette logique est fondée sur trois axiomes :

1. L'axiome d'identité : A est A.
2. L'axiome de non-contradiction : A n'est pas non-A.
3. L'axiome du tiers exclu : il n'existe pas un troisième terme T (T de "tiers inclus") qui est à la fois A et non-A.

Dans l'hypothèse de l'existence d'un seul niveau de Réalité, le deuxième et le troisième axiomes sont évidemment équivalents. Cela explique peut-être pourquoi, même dans les manuels de logique, l'axiome du tiers exclu n'est que rarement mentionné en tant qu'axiome indépendant de ceux d'identité et de non-contradiction.

Si on accepte la logique classique, on arrive immédiatement à la conclusion que les couples de contradictoires mis en évidence par la physique quantique sont mutuellement exclusifs, car on ne peut affirmer en même temps la validité d'une chose et son contraire : A et non-A. La perplexité engendrée par cette situation est bien compréhensible : peut-on affirmer, si on est sain d'esprit, que la nuit est le jour, le noir est le blanc, l'homme est la femme, la vie est la mort ?...(...)...

La plupart des logiques quantiques ont modifié le deuxième axiome de la logique classique - l'axiome de non-contradiction - en introduisant la non-contradiction à plusieurs valeurs de vérité à la place de celle du couple binaire (A, non-A). Ces logiques multivalentes, dont le statut est encore controversé quant à leur pouvoir prédictif, n'ont pas pris en compte une autre possibilité : la modification du troisième axiome - l'axiome du tiers exclu.

Ce fut le mérite historique de Lupasco d'avoir montré que la logique du tiers inclus est une véritable logique, formalisable et formalisée, multivalente (à trois valeurs : A, non-A et T) et non-contradictoire. Lupasco avait eu raison trop tôt. L'absence de la notion de "niveaux de Réalité" dans sa philosophie en obscurcissait le contenu. Beaucoup ont cru que la logique de Lupasco violait le principe de non-contradiction - d'où le nom, un peu malheureux, de "logique de la contradiction" - et qu'elle comportait le risque de glissements sémantiques sans fin. De plus, la peur viscérale d'introduire la notion de "tiers inclus", avec ses résonances magiques, n'a fait qu'augmenter la méfiance à l'égard d'une telle logique.

La compréhension de l'axiome du tiers inclus - il existe un troisième terme T qui est à la fois A et non-A - s'éclaire complètement lorsque la notion de "niveaux de Réalité" est introduite.

Pour obtenir une image claire du sens du tiers inclus, représentons les trois termes de la nouvelle logique - A, non-A et T - et leurs dynamismes associés par un triangle dont l'un des sommets se situe à un niveau de Réalité et les deux autres sommets à un autre niveau de Réalité. Si l'on reste à un seul niveau de Réalité, toute manifestation apparaît comme une lutte entre deux éléments contradictoires (exemple : onde A et corpuscule non-A). Le troisième dynamisme, celui de l'état T, s'exerce à un autre niveau de Réalité, où ce qui apparaît comme désuni (onde ou corpuscule) est en fait uni (quanton), et ce qui apparaît contradictoire est perçu comme non-contradictoire.

C'est la projection de T sur un seul et même niveau de Réalité qui produit l'apparence des couples antagonistes, mutuellement exclusifs (A et non-A). Un seul et même niveau de Réalité ne peut engendrer que des oppositions antagonistes. Il est, de par sa propre nature, auto-destructeur, s'il est séparé complètement de tous les autres niveaux de Réalité. Un troisième terme, disons T', qui est situé sur le même niveau de Réalité que les opposés A et non-A, ne peut réaliser leur conciliation..

Toute la différence entre une triade de tiers inclus et une triade hégélienne s'éclaire par la considération du rôle du temps . Dans une triade de tiers inclus les trois termes coexistent au même moment du temps. En revanche, les trois termes de la triade hégélienne se succèdent dans le temps. C'est pourquoi la triade hégélienne est incapable de réaliser la conciliation des opposés, tandis que la triade de tiers inclus est capable de le faire. Dans la logique du tiers inclus les opposés sont plutôt des contradictoires : la tension entre les contradictoires bâtit une unité plus large qui les inclut.

On voit ainsi les grands dangers de malentendus engendrés par la confusion assez courante entre l'axiome de tiers exclu et l'axiome de non-contradiction. La logique du tiers inclus est non-contradictoire, en ce sens que l'axiome de non-contradiction est parfaitement respecté, à condition qu'on élargisse les notions de "vrai" et "faux" de telle manière que les règles d'implication logique concernent non plus deux termes (A et non-A) mais trois termes (A, non-A et T), coexistant au même moment du temps. C'est une logique formelle, au même titre que toute autre logique formelle : ses règles se traduisent par un formalisme mathématique relativement simple. Il est important de souligner qu'un logicien de métier comme Petru Ioan arrive à la même conclusion [38].

La logique du tiers inclus n'est pas simplement une métaphore pour un ornement arbitraire de la logique classique, permettant quelques incursions aventureuses et passagères dans le domaine de la complexité. La logique du tiers inclus est une logique de la complexité et même, peut-être, sa logique privilégiée dans la mesure où elle permet de traverser, d'une manière cohérente, les différents domaines de la connaissance.

La logique du tiers inclus n'abolit pas la logique du tiers exclu : elle restreint seulement son domaine de validité. La logique du tiers exclu est certainement validée pour des situations relativement simples, comme par exemple la circulation des voitures sur une autoroute : personne ne songe à introduire, sur une autoroute, un troisième sens par rapport au sens permis et au sens interdit. En revanche, la logique du tiers exclu est nocive, dans les cas complexes, comme par exemple le domaine social ou politique. Elle agit, dans ces cas, comme une véritable logique d'exclusion : le bien ou le mal, la droite ou la gauche, les femmes ou les hommes, les riches ou les pauvres, les blancs ou les noirs. Il serait révélateur d'entreprendre une analyse de la xénophobie, du racisme, de l'antisémitisme ou du nationalisme à la lumière de la logique du tiers exclu.

Une analyse pertinente de la fécondité du tiers inclus et de la notion de niveaux de Réalité dans le domaine de la théologie a été faite récemment par Thierry Magnin [39].

Nous nous attendons, dans les années à venir, à des avancées importantes de l'étude de la conscience grâce à l'introduction de ceux deux notions. La conscience n'est-elle pas le meilleur laboratoire de l'inclusion du tiers ? »

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[35] Basarab Nicolescu, Quelques réflexions sur la pensée atomiste et la pensée systémique, 3ème Millénaire, n° 7, Paris, mars-avril 1983 ; dans le même numéro de cette revue Stéphane Lupasco publiait La systémologie et la structurologie.
[36] Basarab Nicolescu, Nous, la particule et le monde, op.cit..
[38] Petru Ioan, Stéphane Lupasco et la propension vers le contradictoire dans la logique roumaine, contribution à ce livre.
[39] Thierry Magnin, Entre science et religion - Quête de sens dans le monde présent, Le Rocher, Coll. "Transdisciplinarité", Paris, 1998, préface de Basarab Nicolescu, postface d'Henri Manteau-Bonamy.

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