Le Tiers Inclus
De la physique quantique à l'ontologie

par
Basarab Nicolescu

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La structure gödelienne
de la Nature et de la connaissance


« La considération simultanée du tiers inclus et des niveaux de Réalité m'a conduit à formuler un modèle transdisciplinaire de la Nature et de la connaissance [11].
Quelle est la nature de la théorie qui peut décrire le passage d'un niveau de Réalité à un autre ? Y a-t-il une cohérence, voire une unité de l'ensemble des niveaux de Réalité ? Quel est le rôle du sujet-observateur dans l'existence d'une éventuelle unité de tous les niveaux de Réalité ? Y a-t-il un niveau de Réalité privilégié par rapport à tous les autres niveaux ? L'unité de la connaissance, si elle existe, est-elle de nature objective ou subjective ? Quel est le rôle de la raison dans l'existence d'une éventuelle unité de la connaissance ? Quel est, dans le domaine de la réflexion et de l'action, la puissance prédictive du nouveau modèle de Réalité ? En fin de compte, la compréhension du monde présent est-elle possible ?

La Réalité comporte, selon notre modèle, un certain nombre de niveaux. Les considérations qui vont suivre ne dépendent pas du fait que ce nombre soit fini ou infini. Pour la clarté terminologique de l'exposé, nous allons supposer que ce nombre est infini.

Deux niveaux adjacents sont reliés par la logique du tiers inclus, dans le sens que l'état T présent à un certain niveau est relié à un couple de contradictoires (A, non-A) du niveau immédiatement voisin. L'état T opère l'unification des contradictoires A et non-A, mais cette unification s'opère à un niveau différent de celui où sont situés A et non-A. L'axiome de non-contradiction est respecté dans ce processus. Ce fait signifie-t-il pour autant que nous allons obtenir ainsi une théorie complète, qui pourra rendre compte de tous les résultats connus et à venir ? La réponse à cette question n'a pas qu'un seul intérêt théorique. Après tout, toute idéologie ou tout fanatisme qui se donnent comme ambition de changer la face du monde, sont fondés sur la croyance dans la complétude de leur approche. Les idéologies ou les fanatismes en question sont sûrs de détenir la vérité, toute la vérité.

Il y a certainement une cohérence entre les différents niveaux de Réalité, tout du moins dans le monde naturel. En fait, une vaste autoconsistance semble régir l'évolution de l'univers, de l'infiniment petit à l'infiniment grand, de l'infiniment bref à l'infiniment long.

La logique du tiers inclus est capable de décrire la cohérence entre les niveaux de Réalité par le processus itératif comportant les étapes suivantes :
1. Un couple de contradictoires (A, non-A) situé à un certain niveau de réalité est unifié par un état T situé à un niveau de Réalité immédiatement voisin ;
2. A son tour, cet état T est relié à un couple de contradictoires (A', non-A'), situé à son propre niveau ;
3. Le couple de contradictoires (A', non-A') est, à son tour, unifié par un état T' situé à un niveau différent de Réalité, immédiatement voisin de celui où se trouve le ternaire (A', non-A', T). Le processus itératif continue à l'infini jusqu'à l'épuisement de tous les niveaux de Réalité, connus ou concevables.

En d'autres termes, l'action de la logique du tiers inclus sur les différents niveaux de Réalité induit une structure ouverte, gödelienne , de l'ensemble des niveaux de Réalité; [40,41].

Cette structure a une portée considérable sur la théorie de la connaissance, car elle implique l'impossibilité d'une théorie complète, fermée sur elle-même.

En effet, l'état T réalise, en accord avec l'axiome de non-contradiction, l'unification du couple des contradictoires (A, non-A) mais il est associé, en même temps, à un autre couple de contradictoires (A', non-A'). Ceci signifie qu'on peut bâtir, à partir d'un certain nombre de couples mutuellement exclusifs une théorie nouvelle, qui élimine les contradictions à un certain niveau de Réalité, mais cette théorie n'est que temporaire, car elle conduira inévitablement, sous la pression conjointe de la théorie et de l'expérience, à la découverte de nouveaux couples de contradictoires, situés au nouveau niveau de Réalité. Cette théorie sera donc à son tour remplacée, au fur et à mesure que de nouveaux niveaux de Réalité seront découverts, par des théories encore plus unifiées. Ce processus continuera à l'infini, sans jamais pouvoir aboutir à une théorie complètement unifiée. L'axiome de non-contradiction sort de plus en plus renforcé de ce processus. Dans ce sens, nous pouvons parler d'une évolution de la connaissance , sans jamais pouvoir aboutir à une non-contradiction absolue, impliquant tous les niveaux de Réalité : la connaissance est à jamais ouverte...(...)...

La structure ouverte de l'ensemble des niveaux de Réalité est en accord avec un des résultats scientifiques les plus importants du XXème siècle : le théorème de Gödel, concernant l'arithmétique [44].

Le théorème de Gödel nous dit qu'un système d'axiomes suffisamment riche conduit inévitablement à des résultats soit indécidables, soit contradictoires. Cette dernière assertion est souvent oubliée dans les ouvrages de vulgarisation de ce théorème...(...)...

Le théorème que Gödel a démontré en 1931 n'a eu pourtant qu'un très faible écho au delà d'un cercle très restreint de spécialistes. Ceci explique probablement l'étrange silence de Lupasco sur ce théorème et sur sa signification épistémologique, pourtant si lupascienne. La structure gödelienne de l'ensemble des niveaux de Réalité, associée à la logique du tiers inclus, implique l'impossibilité de bâtir une théorie complète pour décrire le passage d'un niveau à l'autre et, a fortiori, pour décrire l'ensemble des niveaux de Réalité. L'unité reliant tous les niveaux de Réalité, si elle existe, doit nécessairement être une unité ouverte .

Il y a, certes, une cohérence de l'ensemble des niveaux de Réalité, mais cette cohérence est orientée : une flèche est associée à toute transmission de l'information d'un niveau à l'autre. Par conséquence, la cohérence, si elle est limitée aux seuls niveaux de Réalité, s'arrête au niveau le plus "haut" et au niveau le plus "bas". Pour que la cohérence continue au delà de ces deux niveaux limites, pour qu'il y ait une unité ouverte, il faut considérer que l'ensemble des niveaux de Réalité se prolonge par une zone de non-résistance à nos expériences, représentations, descriptions, images ou formalisations mathématiques. Cette zone de non-résistance correspond, dans notre modèle de Réalité, au "voile" de ce que Bernard d'Espagnat appelle "le réel voilé" [45] et est certainement reliée a l'affectivité lupascienne [46].

Le niveau le plus "haut" et le niveau le plus "bas" de l'ensemble des niveaux de Réalité s'unissent à travers une zone de transparence absolue. Mais ces deux niveaux étant différents, la transparence absolue apparaît comme un voile, du point de vue de nos expériences, représentations, descriptions, images ou formalisations mathématiques. En fait, l'unité ouverte du monde implique que ce qui est en "bas" est comme ce qui est en "haut". L'isomorphisme entre le "haut" et le "bas" est rétabli par la zone de non-résistance.

La non-résistance de cette zone de transparence absolue est due, tout simplement, aux limitations de notre corps et de nos organes des sens, quels que soient les instruments de mesure qui prolongent ces organes des sens. L'affirmation d'une connaissance humaine infinie (qui exclut toute zone de non-résistance), tout en affirmant la limitation de notre corps et de nos organes des sens, nous semble un tour de passe-passe linguistique. La zone de non-résistance correspond au sacré , c'est-à-dire à ce qui ne se soumet à aucune rationalisation. La proclamation de l'existence d'un seul niveau de Réalité élimine le sacré, au prix de l'autodestruction de ce même niveau.

L'ensemble des niveaux de Réalité et sa zone complémentaire de non-résistance constitue l' Objet transdisciplinaire.

Dans la vision transdisciplinaire, la pluralité complexe et l'unité ouverte sont deux facettes d'une seule et même Réalité ;

Un nouveau Principe de Relativité émerge de la coexistence entre la pluralité complexe et l'unité ouverte : aucun niveau de Réalité ne constitue un lieu privilégié d'où l'on puisse comprendre tous les autres niveaux de Réalité . Un niveau de Réalité est ce qu'il est parce que tous les autres niveaux existent à la fois. Ce Principe de Relativité est fondateur d'un nouveau regard sur la religion, la politique, l'art, l'éducation, la vie sociale. Et lorsque notre regard sur le monde change, le monde change. Dans la vision transdisciplinaire, la Réalité n'est pas seulement multidimensionnelle - elle est aussi multiréférentielle...(...)...

Les deux zones de non-résistance de l'Objet et du Sujet transdisciplinaires doivent être identiques pour que le Sujet transdisciplinaire puisse communiquer avec l'Objet transdisciplinaire. Au flux d'information traversant d'une manière cohérente les différents niveaux de Réalité correspond un flux de conscience traversant d'une manière cohérente les différents niveaux de perception . Les deux flux sont dans une relation d'isomorphisme grâce à l'existence d'une seule et même zone de non-résistance. La connaissance n'est ni extérieure, ni intérieure : elle est à la fois extérieure et intérieure. L'étude de l'Univers et l'étude de l'être humain se soutiennent l'une l'autre. La zone de non-résistance joue le rôle du tiers secrètement inclus , qui permet l'unification, dans leur différence, du Sujet transdisciplinaire et de l'Objet transdisciplinaire.

Le rôle du tiers explicitement ou secrètement inclus dans le nouveau modèle transdisciplinaire de Réalité n'est pas, après tout, si surprenant. Les mots trois et trans ont la même racine étymologique : le "trois" signifie "la transgression du deux, ce qui va au delà de deux". La transdisciplinarité est la transgression de la dualité opposant les couples binaires : sujet - objet, subjectivité - objectivité, matière - conscience, nature - divin, simplicité - complexité, réductionnisme - holisme, diversité - unité. Cette dualité est transgressée par l'unité ouverte englobant et l'Univers et l'être humain. »

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[11] Basarab Nicolescu, La transdisciplinarité , manifeste, Le Rocher, Coll. "Transdisciplinarité",, Paris, 1996.
[40] Basarab Nicolescu, Levels of Complexity and Levels of Reality, in "The Emergence of Complexity in Mathematics, Physics, Chemistry, and Biology", Proceedings of the Plenary Session of the Pontifical Academy of Sciences, 27-31 October 1992, Casina Pio IV, Vatican, Ed.Pontificia Academia Scientiarum, Vatican City, 1996 (distributed by Princeton University Press), edited by Bernard Pullman.
[41] Basarab Nicolescu, Gödelian Aspects of Nature and Knowledge, in "Systems - New Paradigms for the Human Sciences", Walter de Gruyter, Berlin - New York, 1998, edited by Gabriel Altmann and Walter A. Koch.
[42] Don D. Roberts, The Existential Graphs of Charles S. Peirce , Mouton, Illinois, 1973, p.115 ; voir aussi Pierre Thibaud, La logique de Charles Sanders Peirce - De l'algèbre aux graphes , Éditions de l'Université de Provence, Aix-en-Provence, 1975.
[44] Ernest Nagel and James R. Newman, Gödel's Proof , New York University Press, New York, 1958 ; pour le lecteur français : Le théorème de Gödel , textes de Ernest Nagel, James R. Newman, Kurt Gödel et Jean-Yves Girard, Seuil, Coll. Points-Sciences n° S122, Paris, 1989, traductions de l'anglais et de l'allemand par Jean-Baptiste Scherrer.
[46] Stéphane Lupasco, L'homme et ses trois éthiques, en collaboration avec Solange de Mailly-Nesle et Basarab Nicolescu, Le Rocher, Coll. "L'esprit et la matière", Paris, 1986.


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