Le Métadualisme
par
Alexandre L'Hôpital-Navarre

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II / LE DUALISME


1/ La perte du lien

Le « dualisme » quant à lui désigne une doctrine qui admet dans l’univers deux principes premiers essentiellement incompatibles et irréductibles. Nous sommes donc ici à un autre niveau. La dualité est un constat, le dualisme est une interprétation de ce constat, une interprétation qui fait force de doctrine. Le dualisme est un système de pensées et de valeurs qui considère chacun des deux termes d’une dualité comme :

1) isolé, indépendant, autonome en soi
2) séparés l’un de l’autre
3) séparés par conséquent tous les deux de leur essence commune (la respiration pour l’inspiration/expiration)
4) incompatibles
5) irréconciliables

Il s’agit donc d’une « valeur ajoutée » à la dualité, d’une construction mentale et idéologique qui la reconditionne. Le prolégomène dualiste, c’est l’idée qu’il y a une séparation entre les deux termes d’une dualité. Une formule consacrée parle de la « taille des sarments », ou de la « séparation des fruits de l’arbre ». L’arbre est le principe. La sève est l’essence unique, intangible et invisible de la manifestation subtile ou informelle, et l’écorce, les branches ou les fruits sont les expressions, les manifestations duales et tangibles du principe. Et cette séparation n’est pas seulement celle de ces deux termes tangibles considérés en eux-mêmes, car elle résulte avant tout d’une autre séparation sous-jacente; celle de ces deux termes d’avec leur troisième terme intangible ou essentiel : la sève (voir annexe schéma 3).

 

2. La confusion

Cette idée de séparation provient à contrario de la confusion qui est faite entre « l’essence unique » et la « substance » fondamentalement duale d’un principe ou d’une entité X. En effet, lorsque le dualisme parle, en envisageant l’univers, de « deux principes premiers », il confond ostensiblement l’aspect dual que peut prendre un principe dans sa manifestation d’avec son aspect essentiel ou invisible qui y participe en tant que potentialité. Il prend la sève pour les branches et les branches pour la sève. « L’essence unique est la substance duale et la substance duale est l’essence unique ». Or, une manifestation, sous son aspect dual comme sous son aspect essentiel ou invisible ne peut en aucun cas constituer un quelconque « principe » de quoi que ce soit, encore moins « premier », pour la simple raison que, comme nous venons de le rétablir plus haut, ce principe n’est pas « deux » d’un côté ou « un » de l’autre, mais trois-en-un et un-en-trois (voir annexe schéma 3).

On retrouve cette confusion dans la parabole psychologique du miroir. Quand un homme se regarde dans une glace, il voit son reflet sans que son reflet le voie. « Le reflet est lui, mais lui n’est pas le reflet ». Il y a entre le sujet, le reflet et la vision que l’homme en a une trilogie distinctive et interactive, et non pas une confusion identitaire, sinon que dans l’interprétation délirante de ce sujet.

Partant de cette confusion, on comprend que le dualisme ne peut conclure autrement qu’à cette séparation et cette autonomisation entre la dyade et son essence d’une part, et entre les deux termes de la dyade considérée en elle-même ensuite. Comme il n’arrive plus à distinguer, il sépare. Comme il n’arrive plus à comprendre l’unité intrinsèque, il autonomise ses parties.

Rappelons nous l’ancien débat entre Dieu et le Bien/le Mal. « Dieu ne peut se prévaloir d’une dualité parce qu’il est unique. Mais Dieu est la manifestation et la manifestation est Dieu. Or, la manifestation comporte toujours la dualité Bien/Mal. Donc, il faut séparer les deux, les autonomiser, et associer Dieu au Bien, pour qu’il n’y est plus de dualité ». De la confusion, on arrive à la séparation qui entraîne une autre confusion, si l’on entend par « confusion » cette tendance à se « fondre en soi », à s’auto-identifier.

Les lois de la dualité sont applicables autant à elle-même qu’à la dérive dualiste, et il ne saurait y avoir de séparation sans confusion, de confusion sans séparation ; d’un présupposé sans son contraire.

Le fait qu’un principe quelconque soit décomposable, comme nous l’avons vu, en trois termes, ne signifie pas que ces trois termes, en raison de cette unité fondamentale du principe, se neutralisent, se confondent l’un dans l’autre au point de s’inter-annihiler. Ils en demeurent au contraire constamment distincts, singuliers.

Le dualisme interprète cette distinction comme une séparation et cette séparation comme une indépendance des termes parce qu’il ne peut s’empêcher d’interpréter l’unité du principe comme une uniformisation de tout ce qui l’exprime, le manifeste. Il ne peut concevoir la cohabitation inter-déterminante de l’immanence du manifesté et de la transcendance du principe, alors qu’il ne saurait y avoir d’immanent sans transcendant, et de transcendant sans immanent ; alors que rien ne saurait se manifester à nos yeux en tant que nature, en tant que fonction, sans la coprésence de son double, de son contraire.

 

3. La perte du principe

Enfin, en étant séparés, isolés, autonomes et indépendants par l’action du dualisme, les deux termes de la dualité n’agissent plus pour leur principe commun qui faisait d’eux les deux forces motrices d’une seule réalité, mais ils agissent dès lors pour leur compte, l’un contre l’autre, en raison d’un principe exclusif et arbitraire que ce dualisme aurait élu, principe désormais extérieur à eux (puisque le principe en tant que transcendance y est jugé séparé de sa manifestation en tant qu’immanence).

La politique dualiste de la séparation entraîne un abîme ; un espace vacant et indéfini de par lequel les deux pôles prétendument séparés d’un élément s’annihilent réciproquement dans leur impuissance à agir comme deux forces indissociablement complémentaires : elles ont perdu leur fonction créative, génératrice, et par conséquent leur raison même d’exister.

Si l’on séparait la droite de la gauche chez un Homme ; sa colonne vertébrale ne pourrait plus rien soutenir, et cet Homme s’effondrerait sur lui-même. Ici s’annonce ce trop fameux sentiment d’angoisse, de chute, de déréliction, où l’Homme n’a plus rien d’autre que ce qu’il imagine être lui pour se connaître lui-même, absent parmi la foule innombrable, proie prédéterminée à l’aliénation névrotique de ses conflits intérieurs.

Pour repousser cette confusion séparatrice dans les limites de son inanité, il importe de remarquer clairement que le dualisme, contrairement à une idée trop préconçue, refuse, nie la dualité en tant que telle, c'est-à-dire en tant qu’expression tangible, contingente, relative et dynamique d’un principe. Là où la dualité supporte toute manifestation, le dualisme ne supporte pas la dualité. Et cette négation, encore une fois, est indissociable de son corollaire, c'est-à-dire d’une absolutisation de cette dualité, absolutisation qui considère cette dualité comme une chose-en-soi, autonome et indépendante, absolument objective ou absolument subjective, et qui ne peut rien envisager ou accepter en amont et en aval d’elle-même. Le dualisme nie la dualité en la rendant totalitaire, et il l’absolutise en la niant.

Intéressons-nous maintenant à la manière qu’il adopte pour le faire.

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