«L'Allégorie de la Prudence»
du Titien

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"L'œuvre d'art et ses significations,
essais sur les arts visuels",
Erwin PANOFSKY,
Extraits de l'édition Gallimard 1969, page 257 et suivantes
(1° édition: 1955).


L'Allégorie de la Prudence, un symbole religieux
de l'Egypte hellénistique dans un tableau de Titien

«... Ce tableau haut en couleur (ill.1), selon la magnificence de l'ultima maniera de Titien, peut être compté au nombre de ses dernières peintures, et daté, d'après des critères uniquement stylistiques, entre 1560 et 1570, moins de dix ans sans doute avant sa mort ...(...)... ce tableau est le seul à comporter un authentique "motto" ou "titulus" : "ex praeterito / praesens prudenter agit / ni futura actione deturpet" ("informé du passé, le présent agit avec prudence, de peur qu'il n'ait à rougir de l'action future").

(ill.1)
Titien. Allégorie de la Prudence.

Les éléments de cette inscription sont disposés de façon à faciliter l'interprétation des parties aussi bien que du tout. Les mots praeterito, praesens et futura servent d'étiquettes, si j'ose dire, aux trois visages humains de la zone supérieur : le profil d'un très vieil homme tourné vers la gauche, une face d'homme dans la force de l'âge au centre, le profil d'un jeune homme imberbe tourné vers la droite ; tandis que la proposition praesens prudenter agit donne l'impression de résumer le sens de l'ensemble à la façon d'un titre. Nous sommes ainsi amener à comprendre que les trois visages, outre qu'ils incarnent trois phases de la vie humaine (jeunesse, maturité et vieillesse) sont censés symboliser les trois modes ou formes du temps en général : passé, présent et avenir ; nous sommes en outre invités à relier ces trois modes ou formes du temps à l'idée de prudence ou plus précisément aux trois facultés psychologiques dont l'exercice conjoint définit cette vertu : la mémoire, qui se souvient de passé et en tire les leçons ; l'intelligence, qui juge le présent et agit en lui ; la prévoyance, qui anticipe sur l'avenir, et prémunit pour ou contre lui.

Cette coordination des trois modes ou formes du temps avec les facultés de mémoire, d'intelligence et de prévoyance, ainsi que la subordination de ces facultés au concept de prudence, représentent une tradition classique..."La Prudence", lisons-nous dans le Repertorium morale de Petrus Berchorius, l'une des plus populaires encyclopédies de la fin du Moyen Âge, "consiste dans la mémoire du passé, la mise en ordre du présent et la méditation du futur" ("in praeteritorum recordatione, in praesentium ordinatione, in futurorum meditatione")...(...)...L'art du Moyen Âge et de la Renaissance trouva mille façons d'exprimer cette tripartition de la prudence sous forme d'image visuelle...(...)...ou enfin, selon la mode de ces Trinités que l'Eglise considérait, par suite de leur origine païenne, d'un œil méfiant, mais qui ne perdirent jamais leur popularité, elle est dépeinte sous forme d'un personnage à trois têtes, qui outre une face d'âge moyen symbolisant le présent, arbore deux visages de profil, jeune et vieux, qui symbolisent respectivement l'avenir et le passé. Cette Prudence à trois têtes apparaît, par exemple, dans un bas-relief du quattrocento attribué maintenant à l'Ecole de Rossellino (ill.2).

(ill.2)
Ecole de Rosselino. Prudence.


Et sur l'un des nielles qui ornent la pavement de la fin du XV siècle à la cathédrale de Sienne (ill.3) - ici la signification de l'image tricéphale est éclairée sans équivoque par cet attribut traditionnel de la sagesse, le serpent (Matthieu, X, 16). Ainsi la partie "anthropomorphe" du tableau de Titien peut être dérivée de textes et d'images transmises au XVI° siècle par une tradition ininterrompue, et purement occidentale.»

(ill.3)
La Prudence (nielle).
Cathédrale de Sienne, fin du XIV° s.

 

« Pour interpréter les trois têtes animales, au contraire, nous devons remonter au domaine éloigné et obscur des religions à mystères, égyptiennes ou prétendues égyptiennes - domaine qui fut perdu de vue par le moyen Âge chrétien, mais qui émergea confusément des profondeurs avec le début de l'humanisme de la Renaissance, vers le milieu du XIV° siècle, pour devenir l'objet d'un intérêt passionné, après la découverte des Hieroglyphica d'Horapollo en 1419.
L'un des dieux principaux de l'Egypte hellénistique était Sérapis, dont on pouvait admirer la statue dans le plus éminent de ses sanctuaires : le Sérapéion d'Alexandrie. De nombreuses descriptions et répliques nous en ont conservé le souvenir : elle montrait Sérapis sur un trône, avec une majesté qui ne le cédait en rien à Jupiter, sceptre en main, et portant sur la tête son attribut, le "modius" (mesure à blé). Mais le dieu devait son trait le plus caractéristique à son compagnon : un monstre tricéphale, encerclé par un serpent, et qui portait sur ses épaules les têtes d'un chien, d'un loup et d'un lion - bref, les trois mêmes têtes que l'on voit dans l'allégorie de Titien. (ill.4 & 5)

(ill.4)
Le compagnon tricéphale de Sérapis.
Statuette de l'Egypte hellénistique.


(ill.5)
Le compagnon tricéphale de Sérapis.
Statuette de l'Egypte hellénistique.


Cette étrange créature avait si intensément frappé l'imagination populaire qu'on en vendait les répliques séparément : statuettes en terre cuite que les fidèles achetaient à tire de pieux souvenirs. Sa signification originelle pose un problème que même un Grec du IV° siècle après J.-C. ne se serait pas plus enhardi à résoudre : dans son roman d'Alexandre, le pseudo-Callisthène se borne à parler d'un "animal polymorphe, dont nul ne peut plus expliquer la nature". Mais puisque Sérapis, paraît avoir commencé sa carrière comme dieu du monde inférieur (on l'avait assimilé à "Pluton" ou "Jupiter Stygius", il est fort possible que son compagnon tricéphale n'ait été autre qu'une version égyptienne du "Cerbère" de Pluton : deux de ses trois têtes de chien auraient été remplacées par celles de divinités autochtones en relation étroite avec la mort, la tête de loup d'Upnaut et la tête de lion de Sakhmet ; pour l'essentiel, Plutarque aurait eu raison d'identifier le monstre de Sérapis à "Cerbère". Quant au serpent, il semble qu'à l'origine il a été une incarnation de Sérapis lui-même.»


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