«L'Allégorie de la Prudence»
du Titien

3

L'Allégorie de la Prudence, un symbole religieux
de l'Egypte hellénistique dans un tableau de Titien
(suite)

« Si nous devons ainsi avouer notre ignorance sur ce que signifiait l'extraordinaire animal familier de Sérapis pour l'Orient hellénistique, nous savons fort bien ce qu'il signifia pour l'Occident latin et latinisé. Ce monument de polymathie de la basse antiquité et de subtilité exégétique que sont les "Saturnalia" de Macrobe (haut personnage officiel de Tome entre 399 et 422 après J.-C.) contient parmi une foule d'autres notices...(…)… une interprétation très poussée de la fameuse statue du Sérapéion. La voici :
" Ils [les Egyptiens] ajoutèrent à la statue [de Sérapis] l'image d'un animal à trois têtes ; la plus grande, au milieu, est celle d'un lion ; à droite émerge celle d'un chien, qui cherche à plaire par son aspect aimable ; mais à gauche le cou porte celle d'un loup féroce ; et un serpent relie par ses enroulements ces trois formes animales, sa tête tournée en arrière vers la main du dieu qui apaise le monstre. Ainsi, la tête de lion désigne le présent, parce que sa situation entre le passé et le futur le rend vigoureux et ardent pour l'action présente ; le passé est désigné par la tête de loup, parce que le souvenir des actes accomplis est ravi et emporté au loin ; quant à la tête de chien qui cherche à plaire, elle signifie la promesse du temps futur, dont l'espoir, même incertain, nous sourit toujours. "

Macrobe a donc interprété le compagnon de Sérapis comme un symbole du Temps - thèse qui étayait sa conviction fondamentale, que les principaux dieux païens, et Sérapis lui-même, fussent, sous divers noms, des divinités solaires …(…)… La postérité tint pour acquis que les trois têtes animales du monstre alexandrin exprimaient la même idée que les trois têtes humaines d'âge différent qui se rencontraient en Occident dans les représentations de la Prudence…(…)… : la triple division du temps en passé, présent et futur, les trois facultés de mémoire, d'intelligence et de prévoyance…(...)… la Prudence et le Temps étaient reliés, dans la tradition iconographique, par un commun dénominateur, le serpent. C'est en effet ce qui advint lors de la Renaissance ; mais ce fut par une route longue et tortueuse que le monstre de Sérapis émigra de l'Alexandrie hellénistique vers la Venise de Titien.

Pendant plus de neuf cents ans, la fascinante créature resta emprisonnée dans les manuscrits de Macrobe. Ce fut, de façon très significative, par Pétrarque (l'homme que l'on doit tenir plus qu'aucun autre pour responsable de ce que nous appelons la Renaissance) qu'elle fut découverte et libérée. Dans le troisième Chant de son " Africa " (composée en 1338), il décrivit les sculptures des grands dieux païens qui ornaient le palais du roi de Numidie...(...)... dans ces "ecphrases", le poète se métamorphose en mythographe, puisant aux sources médiévales aussi bien qu'aux classiques; mais ses magnifiques hexamètres, affranchis de toute intention moralisatrice…(…)… Et ce fut par ces hexamètres que l'animal tricéphale décrit par Macrobe fit sa rentrée sur la scène de la littérature et des arts figuratifs en Occident :

"Mais voici près du dieu un monstre inconnu, immense,
Dont la face à trois gueules se tourne vers lui,
Paisible et amicale. A droite il a l'apparence d'un chien,
Mais à gauche d'un loup sombre et vorace ;
Au milieu c'est un lion ; et un serpent ondulant
Réunit ces têtes qui symbolisent la fuite du temps.
"
(Petrarque, Africa, III, 156 sq)

Pourtant le dieu auquel ces vers associent le "triceps animans" de Macrobe n'est plus Sérapis. Pétrarque pouvait succomber au charme d'une bête fantastique composée de quatre êtres féroces, quoique dociles et d'un bon naturel...(...)... mais il n'avait que faire de son maître étranger au monde latin. Lui qui proclamait inlassablement la supériorité de ses ancêtres romains sur les Grecs, sans parler des Barbares, il substitua à l'égyptien Sérapis le classique Apollon - substitution doublement justifiable en ceci que, teste Macrobio, la nature solaire est l'apanage de Sérapis comme d'Apollon, et que ce dernier régissait aussi les trois formes ou modes du temps quer l'on supposait exprimés par l'animal à trois têtes : il n'était pas seulement un dieu solaire, mais aussi le choryphée des Muses, le protecteur des devins et des poètes qui, grâce à lui, "savent tout ce qui est, qui sera et qui fut".

(ill.4) & (ill.5)

C'est ainsi en relation avec l'image d'Apollon, non de Sérapis, que notre monstre ressuscita dans les descriptions littéraires postérieures, et à travers elles dans les enluminures et gravures de livres. Mais par suite de l'ambiguïté linguistique qui était commune à la source première et aux principaux intermédiaires, Macrobe et Pétrarque, un développement curieux peut s'observer. Ces deux auteurs décrivent les trois têtes de l'animal comme "attachées" ou "reliées" entre elles par les ondulations d'un serpent. Pour un esprit qui fût resté familier avec l'aspect effectif de Sérapis et de son compagnon, ces expressions auraient automatiquement évoqué l'image d'un quadrupède à trois têtes (Cerbère à l'origine) portant un serpent en guise de collier. (ill. 4 et ill.5)

Mais pour le lecteur du Moyen Âge, ces termes pouvaient tout aussi bien suggérer trois têtes issues d'un corps de serpent, autrement dit un reptile tricéphale. Pour dissiper cette ambiguïté (comme il arrive si souvent quand on lance une pièce en l'air et qu'elle retombe "pile" ou "face"), le premier mythographe qui ait incorporé à sa compilation la description de Pétrarque trancha en faveur du corps de reptile : "Aux pieds d'Apollon", écrit Petrus Berchorius, "était dépeint un horrible monstre dont le corps ressemblait à un serpent ; il avait trois têtes, de chien, de loup et de lion, qui, bien que séparées l'une de l'autre, convergeaient en un seul corps, terminé par une seule queue de serpent" (Petrus Berchorius, Repertorium morale, livre XV, 1515).

Sous cette forme reptilienne (plus étrange encore que le quadrupède d'origine, ainsi métamorphosé par pure coïncidence en ancienne image de ce qu'on pourrait appeler "le serpent du temps"), notre monstre apparaît partout où des artistes du XV ° siècle eurent à représenter un Apollon tout ensemble conforme aux normes générales de l'époque et cependant propre à satisfaire une élite intellectuelle. Il nous accueille ... dans les commentaires sur les Échecs amoureux. (ill.6)»

(ill.6)
Apollon et les Trois Grâces. Fin du XV° siècle.

 

« Il fallut attendre la "réintégration entre forme classique et sujet classique", accomplie au cours du Cinquecento, pour que fût rompu le charme de cette persistante tradition. Ce n'est pas avant la seconde moitié du XVI°siècle que Giovanni Stradano, de toute évidence sous l'impression directe de quelque œuvre originale de la basse antiquité, put restituer à notre monstre son authentique corps de chien, et en même temps réinvestir son maître (qui joue ici le rôle du Soleil dans une série de planètes) de sa véritable beauté apollinienne. (ill.7)

(ill.7)
Jan Collaert, d'après Giovanni Stradano, Sol-Apollo.

 

Souvenons-nous que l'année 1419 fut marquée par la découverte des "Hieroglyphica" d'Horapollo…(…)… L'essor simultané de l'égyptomanie et de l'engouement pour les emblèmes eut pour effet ce qu'on pourrait appeler l'émancipation iconographique du monstre de Sérapis…(…)… C'est seulement, à ma connaissance, dans les illustrations pour les "Imagini dei Dei degli Antichi" de Vincenzo Cartaro, imprimées en 1571 pour la première fois, que le monstre, ici sous forme encore de reptile, intervient comme associé à Sérapis dans l'art de la Renaissance. (ill.8)

(ill.8)
Sérapis. Gravure illustrant les Imagini dei Dei degli antichi de Vincenzo Cartari. 1603.

Dans toutes ses autres représentations, de la fin duXV° siècle à la fin du XVII° siècle, il apparaît toujours en idéogramme ou hiéroglyphe à part entière - jusqu'au moment où le XVIII° siècle le relégua au nombre des affaires classées, pour ainsi dire, à titre de spécimen archéologique curieux bien qu'à l'occasion mal compris (ill.4 et 5)...(...)... Les Hieroglyphica de Piero Valeriano, datés de 1556, mentionnent le monstre de Sérapis à deux reprises : une première fois, sous la rubrique Sol, où le passage de Macrobe est cité in extenso, et le dieu-soleil dépeint, pourrait-on dire, sous un aspect ultra-égyptien, portant les trois têtes animales sur les épaules de son propre corps nu ; une seconde fois sous la rubrique Prudentia...(...)...

Quelques trente ou quarante ans plus tard ce "tricéphale" (désormais, notons-le, un groupe de têtes entièrement séparé de quelque corps que ce soit, de serpent, de chien, ou d'homme) avait acquis solidement le statut d'un symbole indépendant -symbole qui menait de lui-même à une interprétation aussi bien poétique (ou affective) que rationaliste (ou morale), selon que l'accent était porté sur l'élément de "temps" ou de "prudence"-»

 

3